Refus de parvenir
Chemins de traverse...
Not-working class hero
Le refus de parvenir et le « I would prefer not to » de Bartleby ont rarement été aussi bien incarnés à Marseille que par un certain Henri Campagnol. Ce fils de bonne famille la quitte à 17 ans pour s’engager dans la marine et atterrir on ne sait comment à Marseille dans les années 1950. Quelle avait été sa vie entre-temps ? Avait-il bien été prisonnier de guerre ? S’était-il un jour marié et envolé ensuite ? Personne ne le savait, parce qu’Henri était plutôt taiseux. Ce qu’on sait de lui, c’est qu’il trouva alors un emploi à la Régie des transports de Marseille qui s’appelait encore la RATVM. Au plus bas de l’échelle en tant que nettoyeur d’autobus, trolleybus ou tramways, il s’échina dès lors à y rester. À chaque proposition d’évolution de carrière, il répondait en substance qu’il aimait autant ne pas changer d’emploi. Toute son énergie et son ingéniosité, il préférait les consacrer à faire en sorte de travailler le moins possible. C’est ainsi qu’il devint une sorte de champion toutes catégories du congé maladie et de l’accident de travail dont la renommée, si circonscrite qu’elle fût, atteignit néanmoins une envergure internationale. Voilà comment notre Henri fut consacré héros du non-travail.
Épris de liberté, il était naturiste et fréquentait les calanques où on pouvait se baigner nu et ramasser des oursins. Et, tout anarchiste individualiste qu’il était, il rejoignit une association nudiste, Les Libres culturistes de Provence, qui occupa trois lieux successifs à Marseille et dans ses environs. Il faut dire que ces libres culturistes étaient en effet plutôt libres et leurs centres plutôt foutraques, ce qui lui convenait parfaitement. C’est là que venaient séjourner des naturistes venus de partout, et surtout du nord de l’Europe, et qu’ils rencontraient chaque année Henri, puisqu’il était quasi perpétuellement en congé. Initiés à ses stratagèmes, ils s’enquerraient à chaque fois de l’affection dont était supposé souffrir un Henri visiblement en pleine forme et lui en suggéraient d’autres dont il pourrait se prévaloir. Son titre de champion du refus du travail eut donc bien un retentissement international.
Et que croyez-vous donc qu’il advint ? La RATVM, pour ses 35 ans de bons et loyaux services, le proposa pour recevoir... la médaille du travail ! On vous laisse imaginer l’accueil qu’il fit à cette décoration et les mois et les années de fou rire qu’elle suscita jusqu’à Leeds, Stuttgart et Rotterdam.
Diogène et le refus de voir venir
Dans le quartier des Réformés, à Marseille, on l’appelle « l’ingénieur des poubelles ». Depuis des années, les gens ont pris l’habitude de le voir fourmiller autour des conteneurs. Il les déplace, les astique, les renverse parfois, histoire de signaler une roue cassée aux services de la mairie. Les jours de grand vent, son bleu de travail en guenille flotte autour de lui comme l’étendard d’une troupe qui battrait en retraite, révélant un corps tout en os, noir de crasse, blanc d’anémie. Ses godillots baillent, ses orteils ricanent. « Je crois que le monde est perdu, parce que les pauvres ne rêvent que d’imiter les riches. » Quelle blessure, quel deuil, quel coup de sang aura jeté cette vénérable tête dans les frimas de la rue ? Nul ne le sait. Si raison il y a, le premier intéressé ne tient pas à en faire étalage. Qu’on lui foute la paix.
Il était, dit-on, inspecteur des impôts et, aujourd’hui, il mange à pleines mains dans les rebuts de la grande brasserie du quartier, avant de se plonger dans la lecture d’un magazine ou d’un livre écorné, glané et étalé sur le couvercle du conteneur chéri. Après avoir professionnellement pourchassé le « vil métal » des contribuables, le voilà en quête de l’or des poubelles.Sa belle barbe, son visage émacié de prophète ascétique évoquent le fou de la montagne et imposent le respect. Son accent est d’ici, il claque comme le mistral dans le bleu du ciel. Ses aphorismes contrastent avec la matière qu’il manipule méthodiquement : déchets ménagers, cagettes, journaux de la veille, le tout enveloppé d’une âcre odeur de pisse et de pourriture.
Tel Sisyphe, toujours il semble sur le point de dompter le chaos, de l’ordonner, de le classer, avant de replonger invariablement au pied d’un monticule sans cesse alimenté par l’intarissable machine à consommer qu’est devenue la société. C’est la mission qu’il s’est donnée, sans doute pour ne pas perdre un peu plus le monde, et puis la boule. « Mon nom ? Quelle importance ? Pour nous parler, nous n’aurons pas besoin de nos états civils. Le patronyme n’est qu’une convenance administrative, Monsieur, bien le bonsoir. »
Arthur et les dix vins
Quand il s’appelait encore Christian Marchadier, Arthur était étudiant en allemand à Bordeaux et, grâce au défunt système de l’IPES, rémunéré pour cela par l’Éducation nationale en échange d’années d’enseignement à venir. Mais peut-on sérieusement aller emmerder des élèves après avoir commis avec d’autres vandalistes, en avril 1968, un tract où on peut notamment lire : « Ne dites pas “Monsieur le Professeur”, dites “Crève salope” » ?
Rompant avec un futur tout tracé et un père éleveur de chevaux à la cravache leste, Arthur s’engagea alors résolument dans la voie du refus du travail stipendié, y consacrant au passage, avec un camarade lui aussi bordelais, une anthologie de textes publiée sous le titre explicite de La Fin du travail et une couverture arborant le « Arbeit macht frei » de l’entrée d’un camp de concentration nazi (ce qui d’ailleurs freina sérieusement sa diffusion chez Plon, son éditeur). S’il effectua beaucoup de travaux de traduction, il n’en eut que quelques-uns de payés (plutôt mal) par les éditions Champ Libre. Il lui fallut bien, de temps à autre, se louer avec parcimonie pour de petites tâches et survivre grâce à diverses combines que nous ne raconterons pas ici, mais ce n’est que vers la quarantaine qu’il se résigna à aller au chagrin de façon sporadique, en officiant comme correcteur. Ce qui l’obligea à calmer quelque peu sa propension à accuser ses amis qui bossaient de participer à la perpétuation du rapport salarial. Même s’il ne s’en privait pas quand il avait trop bu, ce qui n’était pas rare. Quoi qu’il en soit, peu nombreux sont ceux qui ont su avec autant de talent résister à la pression sociale.
À ce refus de toute carrière, il faut aussi ajouter celui de la renommée. Il n’eut de cesse d’apparaître sous toute une série de pseudonymes. Commençant par remplacer son prénom si malvenu par Alfred, Alfredo ou Alphé, jusqu’à adopter celui d’Arthur, emprunté à Cravan, il signa même un temps du nom de celui-ci, prétendant que cette usurpation le ferait surgir du lieu où il s’était caché après avoir fait croire à sa mort dans le golfe du Mexique. Mais, le plus souvent, il se dissimulait sous des noms évoquant les bons vins qu’il aimait tant. Nous eûmes ainsi droit à Gaston Montrachet, Adèle Zwicker, Claude Vougeot, Jeffrey Chambertin, Jean-Paul Musigny et autres Jean Pagne ou Clos de Baise Pommard. Et, au plus simple, il fut Arthur Toukkour ou Vivant de Nondamprun. Si le nom de Marchadier passe à la postérité, il le devra donc à ses occurrences répétées dans la correspondance entre Guy Debord et Jean-François Martos, où on en dit pourtant le plus grand mal ! Paradoxalement, il fut de ceux qui s’employèrent à dévoiler l’identité de B. Traven, le mystérieux auteur du Trésor de la Sierra Madre et du Vaisseau des Morts. Celui dont le dessinateur Golo a fait le Portrait d’un Anonyme célèbre n’était autre que le révolutionnaire allemand Ret Marut. Mais il s’agit encore d’un jeu de masques, puisque Ret Marut n’était qu’un autre pseudonyme, comme Arsène Darchamier, Jean Bertin ou Jules Hyénasse pour Arthur.
S’il avait choisi de rester fauché et anonyme, Arthur mourut à l’automne 2014 en laissant derrière lui de nombreux écrits, traductions, éditions et rééditions, dont celle des méconnus Georges Hénein et Pierre Mabille, ainsi qu’une surabondante collection de petits fascicules, les Petites Bibliothèques en mal… d’aurore, d’aura, d’horaire, d’horreur, de mer, d’ivresse, de mousque (les Marseillais comprendront) et ainsi de suite, dans lesquels il publiait le plus souvent des extraits de livres qu’il aimait, assortis d’une préface ou de commentaires de son (bon) cru et qu’il distribuait généreusement au hasard de ses rencontres.
Ne s’agit-il pas là d’un délit caractérisé et réitéré de refus de parvenir ?
D’un non parvenu l’autre
François a pas mal côtoyé la seconde moitié du XXe siècle et cette première partie du XXIe. Musicien et musicologue, il a traîné chez les ultra-gauches, les situs, les punks et le jazz musette. « Le refus de parvenir n’est pas forcément lié à une attitude libertaire. Cela correspond à des modèles humains de gens honnêtes avec eux-mêmes comme avec les autres. » Mais encore ? « Dans la pratique, les communautés que j’ai rencontrées, entre autres dans les squats en France ou en Angleterre, avaient dépassé l’intériorisation des normes sociales, la hiérarchie, l’argent, la reconnaissance, le pouvoir… Tout simplement parce que la plupart des gens n’y croyaient pas. Comme un refus de la religion, si tu ne crois pas en Dieu, tu ne vas pas t’intéresser à ses saints. »
Et dans le quotidien ? « À Fontenay-sous-Bois, l’Imprimerie quotidienne était un lieu de rencontres informelles qui rassemblait toutes sortes de gens, des intellos aux punks de base, des idéologues sectaires en quête de publication aux explosés du cerveau à force de défonces, dans un élan de simplicité et de générosité. On avait même envoyé une candidature à la mairie, détenue par le PC, avec un programme promettant le passage de la Marne dans la ville. Quand on a vu qu’on était bien placés au deuxième tour, on s’est retirés. »
Et les artistes ? « Certains groupes punks étaient en phase avec leur public : des lumpen radicalisés, des rockers zonards, des prolos en rupture. D’autres y ont vu une autre façon d’accéder au vedettariat. Pourtant, il n’était pas difficile d’y échapper : refuser d’enregistrer, injurier les journaleux, être désagréable avec les autres groupes dans les festivals. Certes, tu finis par disparaître du champ médiatique avant même de décider de te saborder. »
Et le jazz musette ? « Je me suis aperçu d’une coupure avec les autres catégories sociales, notamment avec les prolos, en même temps qu’un épuisement de l’ultra-gauche. J’ai pris un boulot alimentaire à la rubrique accordéon dans une revue musicale et j’ai rencontré la bande à Jo Privat, le Balajo et les vieux voyous. Là, j’ai retrouvé une culture ouvrière enracinée avec son argot, sa convivialité, son mépris du succès comptabilisé en termes d’argent sonnant et trébuchant. J’ai pris conscience de la marginalisation, de la mutilation que nous avions vécue après Mai-68 avec des types, presque tous issus de la classe ouvrière, qui avaient un profond mépris pour des “besogneux” trimant dix heures par jour et n’ayant rien à raconter tant ils étaient aliénés. »
Paradoxe ? « Privat, sa passion, c’était la musique et la richesse humaine autour. Il était très bien payé et en même temps il était d’une générosité totale et discrète. Sa réussite était liée à celle des autres musiciens comme Django Reinhardt. Son ressort n’était pas dans le succès et l’argent, mais dans l’amitié et la création au quotidien, le tout noyé dans des litres de picole. »
Stanley Brinks n’a pas pris l’ascenseur
2007. Après huit albums, le groupe Herman Dune commençait à flirter avec le succès, et la major EMI voulut leur faire signer un contrat. De quoi faire splitter le duo de frangins français : André Herman Dune refusa net de se compromettre avec l’industrie du disque et laissa Néman seul dans l’ascenseur social. André, lui, repartit du sol pour y rester, changea de nom et d’avenir.
Désormais, on l’appellerait Stanley Brinks – il s’entêterait à fabriquer les sons anti-folk qu’il chérit, et à revisiter les uns après les autres tous les genres populaires que la musique connaît : folks italien ou cajun, boléros, voire même sifflotements désinvoltes. Comme il chante faux, ses textes ont la saveur du quotidien, ses mélodies la simplicité des chansons de bar. Comme il se plaît à fuir les réseaux sociaux, il faut errer pour trouver ses dates de concerts ou écouter l’un de ses cent albums réalisés depuis, en complet DIY. Plutôt qu’avec des stars, l’homme aime enchaîner les duos avec ses ami.e.s : Les Kaniks, Clémence Freschard, The Wave Pictures. Loin des projecteurs, Stanley Brinks se nourrit d’ombre et d’imprévu, de cette liberté arrosée de solitude. « I’ve never learnt, I’ve always tried/ That’s my sickness and my pride/ The last train is long gone/ Let’s leave before they turn the light on/ And walk through the rain, and walk through the night/ You and me, out of their sight 1 », fredonne-t-il dans « Max in the Elevator ».
Stanley est un génie discret, de ceux que l’on remerciera plus tard.
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1 « Je n’ai jamais appris, j’ai toujours essayé / C’est ma maladie et ma fierté / Le dernier train s’en est allé au loin / Partons avant qu’ils ne rallument les lumières / Et marchons à travers la pluie / Toi et moi hors de leur vue. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°142 (avril 2016)
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Paru dans CQFD n°142 (avril 2016)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 12.10.2018
Dans CQFD n°142 (avril 2016)
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