Les assemblées ouvertes de la PAH de Vallecas
Espagne : Apoyo Mutuo
Le train de banlieue nous laisse un arrêt avant Leganés, à Zarzaquemada. Le nom, « ronce-brûlée », évoque les landes austères que traversait le héros du Manuscrit trouvé à Saragosse. Pourtant, c’est une zone urbaine très contemporaine qu’on découvre depuis le quai : des barres rouge brique de cinq ou six étages s’étirent à perte de vue, reliées entre elles par des rues tracées au cordeau, pratiquement désertes en cette matinée d’octobre ensoleillée. C’est ici que vit Iván, publicitaire hébergé par ses parents, et membre de la PAH1 de Vallecas. Piercing au nez et pantalon porté bas, la corpulence et la gouaille d’un Sancho Pansa plutôt que le lyrisme désespéré du chevalier à la Triste Figure, il s’est impliqué dans les assemblées de quartier anti-expulsions depuis le mouvement du 15-M2.
Marketing de la misère
« La PAH est là pour obtenir ce que l’État est incapable d’offrir : le droit à un logement digne pour tous. » Iván, que ses camarades surnomment « Power Ranger », a l’élocution rapide de celui qui connaît son sujet sur le bout des doigts. Il manie volontiers l’ironie et décrit la banlieue où il vit comme « un quartier familial, tranquille, trop tranquille », mais s’émeut lorsqu’il parle d’une famille gitane mise récemment sur le trottoir. « Je travaille dans la pub et je peux te vendre ce que je veux, lâche Iván sur un ton provocateur. Surtout si t’es un péquenot de Leganés. Mais dans les agences de pub qui bossent pour les banques, c’est des vingtaines, des centaines de mecs comme moi qui se sont échinés à faire passer le message : “Endettez-vous !” »
« Payer un loyer, c’est jeter l’argent par les fenêtres », était l’un des slogans les plus martelés. Les directeurs d’agence proposaient des crédits groupés pour acheter maison, voiture neuve et, pourquoi pas, payer les études des enfants. Mais ces hypothèques étaient assorties de clauses abusives3, ainsi que de taux d’intérêt exponentiels. Lorsque la bulle4 a explosé avec la crise financière de 2008, des milliers de ces petits propriétaires ont perdu leur emploi et les moyens de payer leur crédit. L’Espagne, comme toutes les nations développées, a renfloué avec de l’argent public ces mêmes banques pour leur éviter la ruine après le krach financier de 2008. Et ces dernières en ont profité pour faire main basse sur des dizaines de milliers de logements, tout en réclamant le paiement du crédit.
Voilà pourquoi, lorsque la PAH occupe des édifices vides appartenant aux banques, les activistes parlent de « récupération », puisque ces immeubles ont été doublement payés par la société. « Pendant les années de la bulle immobilière, ce pays a vécu dans une illusion. Si on te fait croire que tu n’es que ce que tu possèdes, tu veux logiquement posséder au moins autant que ton voisin. Tu veux avoir un appartement et une voiture neuve, emmener ta famille en vacances, sortir dans les bars pour t’empiffrer de gambas... Et puis d’un coup, pfffuit ! Ce mensonge s’écroule et tu te retrouves une main devant et l’autre derrière. Ce jour-là, le pouvoir te fait la morale en te disant que tu as vécu au-dessus de tes moyens. Mais en attendant, certains se sont enrichis sur ton dos. Tout ça, ce n’est pas une crise, c’est une méga-arnaque ! », continue Power Ranger.
Sur son iPhone, l’activiste nous montre un graphique. Depuis la crise de 2008, 579 000 « exécutions hypothécaires » (entendez « expulsions ») ont été menées à « bien » dans l’État espagnol, et nombre de leurs victimes ont dû se réfugier chez leur famille ou dans des squats – où elles ont côtoyé des expulsés locatifs. « Après le 15-M, tout en conservant son nom, la PAH s’est ouverte aux ex-locataires, et même aux squatteurs pur jus, devenant un mouvement transversal pour le droit à un logement digne pour tous et toutes », explique Iván. Si 71 000 expulsions pour non-paiement d’un crédit immobilier ont été exécutées depuis 2013, 94 000 expulsions locatives ont eu lieu dans le même laps de temps. « Pour forcer le gouvernement à légiférer, nous avons dû aller jusqu’à mettre en avant le suicide d’un couple de personnes âgées le jour où il allait être expulsé de son appartement », déplore Iván.
Mis sous pression par une situation sociale explosive, le gouvernement du Partido popular (PP)5 a improvisé un déhanché de torero esquivant le coup de corne : il a fait voter une loi qui permet à certaines familles nombreuses en difficulté de bénéficier d’un moratoire de deux ans sur le paiement de leur crédit. Moratoire durant lequel les intérêts de la dette continuent de gonfler… D’autre part, dans certains cas extrêmes, il existe aujourd’hui la possibilité d’abandonner son bien à la banque et que celle-ci « pardonne » la dette… 5 000 foyers ont pu ainsi rendre les clés de leur appartement sans devoir continuer à payer leur crédit, opération joliment baptisée « dación en pago » (donation à titre de paiement).
Échanges de bons procédés
Vallecas, district (arrondissement) populaire de Madrid, petites maisons basses, blanches et grises, aux airs d’Amérique latine, immeubles défraîchis, en contraste avec le centre-ville. La PAH occupe cinq édifices pour y loger des familles sans toit. Le jour de notre arrivée, onze d’entre elles viennent d’être relogées par la Sareb à force de pressions. La Sareb, c’est « el banco malo », une société financière dont le capital, majoritairement privé, est garanti par l’État. Grosse lessiveuse légale créée en 2012 pour racheter les actifs toxiques accumulés par les banques et les caisses d’épargne, elle gère un parc immobilier conséquent et, de ce fait, se trouve souvent confrontée à la PAH : on vous rend les immeubles qu’on occupe si vous relogez leurs habitants. À interlocuteur foireux, négociations forcées.
Dans le centre social autogéré La Villana de Vallekas, en ce mercredi 7 octobre, a lieu une assemblée. Une centaine de participants se sont installés dans une pièce en L trop étroite. Malgré l’exigüité, la réunion se déroule sans accroc, entre émotion, appui mutuel (apoyo mutuo)6, projets et résolutions. Une mère de famille colombienne remercie les présents : « Grâce à vous, grâce à nous, mes enfants et moi avons un toit aujourd’hui. » Elle a du mal à retenir ses larmes et les gens l’applaudissent à tout rompre. « ¡ Sí se puede ! ¡ Sí se puede ! », scande-t-on en chœur.
Une nouvelle venue expose son cas, et quelqu’un lui répond sur la base de sa propre expérience : « Tu dois d’abord aller voir ton banquier pour qu’il mette un coup de tampon sur ce formulaire qui confirme que tu négocies l’échelonnement du paiement de ta dette. Ça te protègera d’une expulsion immédiate. S’il le faut, je t’accompagnerai pour une deuxième visite, il n’a pas le droit de refuser. Et s’il fait encore la forte tête, on lui dira que la prochaine fois, on reviendra à dix, puis à vingt. » Au bout de cinq ans d’actions directes, de harcèlement verbal et de communiqués-chocs, les banquiers savent que la PAH ne plaisante pas. Sa capacité de mobilisation est telle qu’en moins de deux, elle peut organiser un pique-nique sauvage pour bloquer une agence ou transformer leur siège en guinguette avec bal populaire ! « Il faut que tu sois patiente. Moi ça a pris un an avant qu’on me trouve où dormir. Mais n’oublie pas : jamais une banque ne nous a intimidés ! Elle va céder, elles cèdent toujours face à nous », insiste une mère de famille africaine relogée. Voilà la nouvelle venue bien armée pour entamer la pénible ascension des démêlés administratifs post-expulsion.
L’assemblée fait preuve d’une capacité d’accueil et d’écoute exemplaire, tout en restant ferme sur le déroulé des débats. La modératrice de séance n’hésite pas à couper la parole à celui qui s’égare : « Paco, tu as déjà raconté ton histoire la dernière fois, garde ta salive pour le travail en commission ! » L’assistance, attentive, est hétéroclite : prolos espagnols, femmes de ménage sud-américaines, Antillaises, Maghrébins, une vieille dame permanentée, quelques Subsahariens, un ou deux avocats spécialisés en droit du logement, une poignée d’activistes à dreadlocks, des enfants courant entre les jambes des adultes…
Et une jeune Scandinave, Lotta, tombée amoureuse du pays lors du mouvement d’occupation des places du 15-M, alors qu’elle était étudiante Erasmus. Depuis, elle vit ici et connaît les mêmes difficultés que beaucoup. Dans l’impossibilité de payer sa part de loyer dans une coloc’ sans bail légal, elle a rejoint la PAH et occupe un immeuble avec quatre familles. Juste avant l’AG, sur le toit-terrasse, Lotta était pendue à son portable, d’où elle venait d’envoyer un communiqué de presse annonçant la victoire de onze familles relogées. « Nous avons négocié des loyers calculés par rapport aux revenus de chaque foyer, ne pouvant pas dépasser 10% de ces revenus s’ils se situent en dessous du salaire minimum. Mais comme avec la loi de 2013 les baux sont de trois ans, les gens restent membres de la PAH en prévision de possibles augmentations à la fin du bail. À terme, comme ces situations risquent de se généraliser, nous allons finir par devenir un syndicat de locataires des banques ! »
Après s’être congratulée pour le relogement des onze familles, l’assemblée se divise en quatre commissions : la première n’est pas ouverte, car elle prépare en secret l’occupation d’un nouvel immeuble prévue pour le mardi suivant ; la seconde, baptisée ironiquement Obras sociales (en souvenir des œuvres sociales et des patronages culturels des caisses d’épargne…), s’occupe des négociations avec les banques autour des immeubles déjà occupés ; la troisième, « hipoteca », aborde aujourd’hui l’épineux sujet de la relation avec la nouvelle mairie et son tout nouveau « Bureau de médiation hypothécaire » ; la dernière commission s’occupe des multiples démêlés avec Bankia.
La fonction sociale du logement
Bankia est née en 2010 de la fusion de sept caisses d’épargne, avec une participation de l’État à hauteur de 45%. Son président, Rodrigo Rato, ancien ministre de l’Économie du gouvernement Aznar et directeur général du FMI de 2004 à 2007, l’a fait entrer en bourse en 2012, obligeant peu après l’État à y injecter 24 milliards pour éviter la faillite. Rato est actuellement poursuivi pour blanchiment de capitaux, fraude fiscale, escroquerie, faux et usage de faux, ainsi que pour avoir « consenti, favorisé et accepté » l’usage de cartes de crédit de complaisance – appelées « tarjetas black » – généreusement distribuées aux dirigeants de Bankia et à des hommes politiques. À Vallecas, nombreuses sont les familles expulsées par cette mafia.
Réunie dans le bar du centre social, la commission Bankia se penche sur des histoires personnelles, au cas par cas, et cherche à trouver des solutions pratiques à des problèmes souvent dramatiques. Une Dominicaine et son fils adolescent expliquent que leur logement, acheté à crédit, tombe en ruine. « Regardez cette photo, le plafond est fissuré de part en part, on a dû poser six étais autour de la table du salon ! Comme le sinistre est d’origine structurelle et affecte tout l’immeuble, la copropriété va engager un gros chantier, mais vu que j’ai déjà du mal à payer mon crédit, je vais me retrouver dans une situation impossible. Et mon garant, c’est ma patronne, une vieille dame invalide dont je m’occupe. Je ne peux pas la trahir ! » Comme à chaque intervention, les présents étudient le dossier en commun et partagent leurs expériences. Certaines se proposent à l’accompagnement dans les démarches administratives. Une autre femme, sud-américaine, raconte que son mari, avec qui elle avait contracté le crédit de sa maison, a disparu. Un avocat lui explique qu’elle devra tout tenter pour le recontacter, car aucune négociation avec la banque ne pourra se faire sans lui.
Après la réunion, on boit des bières et on fume sur le trottoir. Ismael, jeune du quartier marié à une Colombienne avec qui il a un garçonnet, fait partie du groupe communication, avec Lotta. Il est vigile au Corte Inglés, supermarché haut de gamme, et avoue ne pas faire trop de zèle quand il voit des clients escamoter de quoi manger dans les rayons. « On fait partie des onze familles relogées, mais on ne va pas s’arrêter là : “Aujourd’hui pour moi, demain pour toi”, voilà ce que veut dire l’appui mutuel. La PAH-Vallecas, c’est devenu une grande famille. Quand on organise des fêtes, les Bukaneros, un gros club de supporters antifascistes, viennent nous soutenir. Ce quartier a une longue histoire de luttes ouvrières, de campements gitans, de comités de quartier… »
Et la relation avec la nouvelle mairie ? Moue dubitative. « Des amis qui sont à l’intérieur nous disent que nous ne sommes pas en odeur de sainteté auprès des plus tièdes du conseil municipal. Selon eux, nous agissons en marge de la légalité, et ils préfèrent nous laisser nous démerder avec les banques… D’ailleurs, jusqu’ici, Manuela Carmena s’est réunie avec les banquiers, mais pas avec nous. Elle a déclaré Madrid “ville anti-expulsions”, or les expulsions locatives continuent bel et bien. » Ismael tire sur sa cigarette, le regard fixé sur un point invisible, au-delà de cette ruelle bordée de maisons décaties. « On verra, on jugera sur pièce. »
Lotta ne dit pas autre chose : « La promesse d’Ahora Madrid7 d’exproprier les logements aux mains des banques avait fait naître un grand espoir. Maintenant, ils disent que ce n’est pas de leur compétence. Leurs mesures nous paraissent insuffisantes. Le bureau de médiation négocie un échelonnement de la dette, quand nous nous battons pour sa suppression. Et puis les expulsions pour hypothèque ne constituent que 15% du total des expulsions. L’idée n’est pas de se battre pour le droit à la propriété de la classe moyenne, mais pour un droit universel au logement. » En fin de soirée, Ismael et sa compagne nous raccompagnent en voiture au métro, pour que la lourde porte automatique d’accès aux quais ne se ferme pas sur notre nez.
1 Association de familles ruinées et expulsées de leur logement par les banques. Elle s’est élargie aux locataires et squatteurs expulsés. Présente dans plus de 240 quartiers.
2 A partir du 15 mai 2011 et pendant plusieurs semaines, des milliers de personnes sans drapeau ni parti occupent les places au cri de « Ils ne nous représentent pas ! » et « Démocratie réelle maintenant ! », exprimant une défiance radicale vis-à-vis de la classe politique. Le mouvement, au départ fragile, a été fondateur pour l’engagement politique de toute une jeunesse espagnole touchée par un fort taux de chômage (18% en 1996, 8% en 2006, 22% en 2015).
3 La Commission européenne préconise le dédommagement des victimes de ces clauses abusives, ce qui supposerait le paiement de 20 milliards d’euros par les banques, soit 1,5% du PIB espagnol (eldiario.es, 28 octobre 2015). la PAH pose la question : combien de milliers d’expulsions étaient donc illégales ?
4 Bétonnage frénétique du territoire (aujourd’hui, 3 millions d’appartements vides) dopé par les banques et le blanchiment d’argent. Entre 1996 et 2007, le taux de propriétaires dans le pays passait à 80%. Des centaines de milliers de familles seront ruinées par l’explosion de la bulle. Entre 2007 et 2008, les constructions chutent de 25%, 2 millions de personnes se retrouvent au chômage du jour au lendemain. Ne pouvant plus payer leur crédit ou leur loyer, 600 000 familles ont été depuis expulsées de leur logement.
5 Droite de gouvernement, antisociale et corrompue.
6 Reprise d’un principe d’organisation du XIXe siècle popularisé par Kropotkine dans La morale anarchiste. Ce principe d’action se répand aujourd’hui comme une traînée de poudre dans les mouvements et centres sociaux.
7 Liste de convergence, avec à sa tête la juge « rouge » Manuela Carmena, ayant remporté la mairie de Madrid en mai 2015.
Cet article a été publié dans
CQFD n°137 (novembre 2015)
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Paru dans CQFD n°137 (novembre 2015)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Eneko, Miguel Brieva
Mis en ligne le 18.12.2015
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