Dossier : Comment habiter ici ?
Face à la science française de la persécution… L’astuce rrom de la cabane
Derrière les pins, un campement posé dans l’urgence : trois abris de bric et de broc, une caravane et deux véhicules utilitaires cabossés. Depuis l’arrivée de « ces gens-là », la résidence fermée d’à côté est aux abois : une cave aurait été visitée et une bicyclette d’enfant subtilisée. Une élue locale déboule dans la clairière, à la tête d’une troupe de journalistes et de riverains en colère. Rien n’a été laissé au hasard : les imprécations font vite place au discours de la dame, qui exige de la préfecture le démantèlement du camp, au nom de l’hygiène et de la paix civile. Les familles rroms réfugiées là après une énième éviction encaissent les insultes en silence, sans baisser les yeux. La petite foule pré-pogromique leur a fait ouvrir les fourgonnettes et les cabanes, mais pas trace de vélo volé lové là.
Pour qui entre ici d’un pied plus léger, c’est autre chose qui saute aux yeux. Dans le plus cru des dénuements, le savoir-faire des constructeurs rroms réalise des miracles, avec tout l’amour qu’ils mettent à édifier, aménager, calfeutrer, décorer, chauffer et habiter des lieux par avance condamnés à l’expulsion. L’ami Ion dit qu’ils savent déjà où ils iront quand ils se feront casser. Ils savent remonter une maison en 24 heures chrono. Ils savent les poubelles où tout trouver. Ils savent où quoi comment. Hommage à leur entêtement.
La cahute, patchwork de matières pauvres, coût de fabrication zéro euro, est un petit bijou de confort. Ce module collectif – et évolutif – accueille la famille élargie qui va et vient entre le pays et la France. Place à la science tsig de l’hospitalité archaïque. Bienvenue dans la baraque multifonction. À la fois chambre, cuisine, salle de jeu (ô le divin rami des familles !), salle de bains. On y fait tout et ça marche.
Dehors, une femme délimite son pas de porte en balayant la poussière. À l’intérieur, les murs et le plafond sont tapissés de tissus récupérés. Un sofa, un lit, pléthore de coussins dodus et des fleurs dans un vase sur la table basse. Les épluchures, les cendres de cigarette ? « On met tout par terre. On balaye après, plusieurs fois par jour, et le sol est toujours propre. » Une autre cabane, la salle des ados, fait office de micro-centre social où on fume le oinj. Le tout monté en un clin d’œil, comme quelque chose d’essentiel.
Dehors, ça paie pas de mine. C’est froid, c’est gris. Terre. Boue. À l’intérieur, il fait chaud. Grâce au poêle à bois, la soupe est toujours prête. Les lits aussi, où l’on tient salon allongés, sans trop se soucier du monde extérieur. Si la paix dure un peu, au fil des mois, la platz évolue – toute civilisation qui se respecte sait qu’elle a démarré comme ça, petit à petit. Bouts de baraquements espacés. Grosse jaille à l’entrée, comme un totem pour espanter le diable. Carcasses et câbles cramés. Caravanes. Cobolan – les rats. Mult – beaucoup. Courent en tous sens vers tous les coins. Après les poubelles, la manche ou les chantiers, on revient chez soi fatigué. Hommage au labeur de recyclage que mène le gang des poussettes dans des villes qui lui sont hostiles tout en se targuant d’être accueillantes et durables. Les maisons légères des Rroms devraient rappeler qu’ici la plupart des cités de banlieue ont été édifiées sur l’emplacement des bidonvilles kabyles, arabes, portugais…
Où qu’on atterrisse, on a besoin d’un extérieur le plus vaste possible pour y bricoler, jouer, danser, entreposer la ferraille ou réparer sa caisse. Ce sont les femmes qui bossent tout le temps sur le terrain. L’intendance est lourde. Il faut aller chercher l’eau par le chemin de gros cailloux, marcher quinze minutes, jusqu’à la borne des pompiers, remplir les sept ou huit bidons de 10 à 15 litres et les hisser dans le caddie. Pousser très fort le chariot pour que tout roule – pour ça, c’est bien d’être trois.
Il y a une collecte des habitants de la platz pour racheter la benzina, l’essence pour le générator. À la nuit tombée, c’est Cosmine, le petit frère, qui est envoyé pour l’allumer. Au fond du camp, sous un abri. De là, des câbles électriques passent au-dessus des toits et courent jusqu’aux maisons.
Cette précarité qui s’équipe et s’ingénie fait écho, de loin, aux Zad et aux piquets de grève, aux villages de nèg’ marrons ou aux favelas, aux bivouacs de chasseurs-cueilleurs, aux repaires de l’enfance buissonnière au fond des jardins. À l’autre bout de la chaîne involutive, il y a la Trump Tower, dont l’overdose de dorures dénote une psychologie de primate. Où loge la bête ?
Cet article a été publié dans
CQFD n°162 (février 2018)
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Paru dans CQFD n°162 (février 2018)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Vincent Croguennec
Mis en ligne le 11.08.2018
Dans CQFD n°162 (février 2018)
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