Dossier : Comment habiter ici ?
Locataires en ordre de bataille : La Butte-Rouge, c’est son non
« C’est un ghetto où il fait bon vivre », dit Lydia en souriant. Elle est une des animatrices du collectif Droit au logement (DAL) des locataires de la Butte-Rouge, à Châtenay-Malabry, dans la banlieue sud de Paris. Propriété de l’office HLM des Hauts-de-Seine, cette cité-jardin historique [ voir encadré ci-dessous ], construite entre 1931 et 1965, regroupe près de 4 000 logements sociaux. Soit 9 000 habitants, le quart de la population de cette petite ville plutôt cossue. La cité est répartie sur 70 hectares dans un parc de verdure, à la lisière du bois de Verrières. Les habitats sont espacés, entrecoupés d’escaliers, de dénivelés, de rues en méandre. Entre les petits blocs d’immeubles de deux à cinq étages, faits de briques recouvertes de stuc rouge pâle, on trouve des enfilades de jardins ouvriers. Une imposante barre en arc de cercle de huit étages sur pilotis, nommée « la demi-lune », domine la butte. « Le paysage est très verdoyant et l’ensemble de blocs simples et cubiques, avec les jardins dispersés sur l’arrière des bâtiments, donne un paysage tout à fait charmant », peut-on lire sur la page Wikipédia, comme dans une brochure touristique. La Butte-Rouge est aussi présentée dans les écoles d’architecture comme modèle d’habitat populaire – et contre-modèle de la cité-béton. Une demande de classement au titre des sites patrimoniaux a d’ailleurs été déposée en janvier au ministère de la Culture par l’association Environnement 92.
Loyer multiplié par deux
Pourtant, un projet de rénovation urbaine porté par la mairie et l’office HLM, s’inscrivant dans une « stratégie d’intervention globale sur dix à quinze ans », prévoit la destruction de plusieurs pans de cette cité-jardin afin de la « désenclaver ». Les « îlots-tests » concernés par la destruction sont situés le long de l’avenue de la Division-Leclerc, qui doit accueillir la future voie de tramway T10 et répondre à un plus haut standing d’habitation.
L’objectif est de privatiser un tiers des logements et de faire passer un autre tiers en logements « intermédiaires », alors qu’ils sont actuellement en PLAI (Prêt locatif aidé d’intégration, le loyer le plus bas, soit 5 € le m2). Ce qui signifierait un loyer multiplié au moins par deux. Sous prétexte de favoriser la « mixité urbaine et sociale » – pas assez de cadres – et de souligner les « inadaptations d’usages et de confort d’habitabilité, de performance énergétique pour les logements » – pas assez de garages souterrains –, le maire Georges Siffredi (LR), aux manettes depuis vingt ans, promet d’inventer « la cité-jardin du XXIe siècle »1, délestée ainsi des deux tiers des habitants les plus modestes. Et pour cela, il « veut aller vite ». Le projet est estimé à 284 millions d’euros.
« Si l’on juge des intentions par leur résultat, on ne peut qu’en conclure que la valeur de ces quartiers historiquement symboliques du progrès social en France est purement et simplement niée au profit de projets immobiliers qui s’accompagneront d’importants profits, et d’une gentrification de ces quartiers d’habitat populaire », écrit, dans un texte intitulé « Échec de la politique d’intervention sur les cités-jardins », l’architecte Alexandre Sirvin, arrière-petit-fils de Paul Sirvin, l’un des archis du « trio de choc »2 qui a dessiné les immeubles des premières phases de la Butte-Rouge. Et de poursuivre : « Encore une fois, la pression des quartiers d’affaires, le manque de ressources allouées à la rénovation, ainsi que la construction en masse de logements tout proches ne semblent pas laisser beaucoup d’alternatives. »
« Faire union »
Face à cette destruction annoncée, un collectif DAL des locataires de la cité-jardin s’est constitué, à l’initiative de cinq drôles de dames drôlement combatives. « Le maire a désigné un “ conseil citoyen ” de manière opaque, sur le modèle des citoyens vigilants. Cela lui sert d’alibi pour court-circuiter toute concertation, explique Nadia, membre du collectif. De son côté, l’office HLM refuse de nous fournir le plan de rénovation. Depuis septembre, on a aussi demandé à obtenir un local, mais il nous a été répondu qu’on instillait la peur… On est obligés de faire un recours. »
Ce lundi 15 janvier, en fin de journée, le collectif est pourtant bien décidé à informer les habitants des îlots-tests concernés par la destruction – ceux de l’allée Jean-Mermoz et de la rue Édouard-Vaillant. Il a lancé une invitation à se réunir dans un local associatif appartenant à la mairie, une cinquantaine de personnes y ont répondu. Sans certitude que ça se passera bien : le collectif en a été averti il y a quelques jours, la municipalité serait furax et cherchera sans doute à empêcher la tenue de la réunion. L’ambiance est inquiète, les habitants ignorent tout des projets de rénovation. Marie, responsable nationale du DAL-HLM, intervient en tant que conseillère : « Tant que les locataires sont isolés et ont peur, les promoteurs gagnent à tous les coups. Il n’y a pas de formule magique juridique pour empêcher les projets de l’Anru3. La seule solution, c’est de faire union. » Après un tour de table, les habitants réunis commencent à dérouler leurs doléances : « Il y a cinquante ans que je suis là, où je vais aller ? », s’inquiète une dame avec de grosses lunettes, venue avec son mari. « Le loyer sert normalement à payer l’entretien des parties communes et des logements. Pourtant, dès qu’on signale un problème, ils font du bricolage », s’agace un père de famille. « La mairie parle de manque de mixité sociale, mais la vraie mixité du quartier, c’est nous », remarque Nadia.
Intervention municipale
Très vite, les étapes de la mobilisation s’énoncent comme une évidence : « Il faut vite une pétition à faire signer dans toute la cité, en disant qu’on ne souhaite pas partir et qu’on veut que ce soit entretenu. » « Tout à fait d’accord, approuve une dame, je m’occupe de la faire signer dans mon escalier. » Il est aussi question d’organiser une manifestation devant la mairie, ce qui déclenche l’enthousiasme. C’est alors qu’une silhouette sombre se glisse à l’entrée. L’homme, mâchoire serrée, la mine grave, les mains enfouies dans les poches de son trois-quarts anthracite, se décide à apostropher l’assemblée : « Qui est le responsable de cette réunion ? Je suis le directeur de l’IDSU [Insertion et développement social urbain], responsable de la salle. Vous n’avez pas l’autorisation d’être ici. Ce que vous faites est illégal. Veuillez sortir immédiatement ! » Le brouhaha s’instaure : « On nous a ouvert sans effraction, on reste pour terminer la réunion. Soit vous y participez si ça vous concerne, soit vous repassez dans une heure » ; « On va pas sortir ! Vous ne nous faites pas peur ! » ; « Si on ne peut pas rester ici, on ira se réunir à la Mairie ! »
Afin d’éviter que le ton ne monte trop vite, la jeune assemblée, encore peu sûre d’elle-même, décide finalement d’écourter cette première prise de contact. Un commissaire et trois policiers entrent à leur tour pour intimer l’ordre d’évacuer la salle. La séance est levée, mais les discussions continuent sur le trottoir. L’incident semble fédérer les esprits : « On vient encore d’avoir un bel exemple de démocratie locale, ironise quelqu’un. C’est un aveu de faiblesse de la part de la municipalité. Elle va vite avoir le retour de bâton... » Et chacun-chacune se quitte en se promettant de ne pas en rester là.
L’utopie urbaine d’Henri Sellier
« Banlieue oasis », « cité-jardin » : des formules qui semblent tenir de l’oxymore, au regard de décennies d’urbanisme de cages à lapins, de cités-ghettos et d’échecs de la politique de la ville. Pourtant, le concept de cité-jardin a jadis nourri l’utopie d’une ville autosuffisante et verdoyante.
La loi de 1895, qui ouvre la politique de logement social en France, accompagne un mouvement d’hygiénisation prétendant extirper la classe ouvrière des taudis insalubres sans air ni lumière, propices à toutes les épidémies. L’instigateur de la loi, Jules Siegfried, un conservateur social, espère ainsi faire de l’ouvrier un homme nouveau – « devenu économe, prévoyant, définitivement guéri des utopies socialistes et révolutionnaires, arraché au cabaret » – et favoriser son accession à la petite propriété.
À gauche, on s’empare de la question du logement à partir de 1910. Le libertaire Georges Cochon défend bec et ongles les locataires contre les proprios-vautours en organisant des déménagements à la cloche de bois. Et le socialiste réformateur Henri Sellier (1883-1943), maire de Suresnes4, imagine l’amélioration de la vie ouvrière à l’échelon municipal. Administrateur du mouvement planificateur de l’habitat bon marché (ancêtre du HLM), il est à l’initiative d’une quinzaine de cités-jardins construites en banlieue parisienne, conçues par les architectes Joseph Bassompierre, Paul de Rutte et André Arfvison, et par le paysagiste André Riousse. Au cœur du projet, le souci constant du bien-être ouvrier. Ainsi, la cité-jardin de Suresnes, bâtie en briques à partir de 1921, est conçue avec des équipements et services publics destinés à répondre aux besoins sociaux de la population : une crèche, des écoles, un dispensaire médical, des centres sportifs, des lieux de culte, un théâtre, un magasin coopératif, un foyer de jeunes travailleurs, un centre de retraite et des jardins ouvriers.
Le concept de cité-jardin est influencé par les travaux de l’urbaniste britannique Ebenezer Howard, qui voulait sceller l’« union joyeuse » des villes et de la campagne dans des garden suburbs. Au départ, les architectes devaient s’inspirer de l’esthétique de la maison basse au toit pointu et richement végétalisée du cottage anglais. Entre les premières cités-jardins à dimension humaine des Lilas et l’horrible cité de la Muette à Drancy de sinistre mémoire5, dernier modèle de cité-jardin construit en 1934, on mesure le passage progressif d’un projet d’urbanisme encore emprunt d’utopie sociale et d’autonomie municipale à une politique fonctionnelle et technocratique de grands ensembles qui vont défigurer durablement la banlieue. Peu à peu, le choix des barres et des tours verticales low cost, faiblement entourées de végétation, s’impose partout. Un choix accentué par la pression démographique vers les villes après-guerre. S’ouvre alors la voie de la bétonisation à outrance des années 1950-1970 et de la gestion sociale et clientéliste des populations des quartiers populaires.
1 Cité dans « La Butte-Rouge va devenir la cité-jardin du XXIe siècle », article mis en ligne sur le site du Parisien le 02/03/2016.
2 Avec Joseph Bassompierre et Paul de Rutte.
3 Agence nationale pour la rénovation urbaine, établissement public qui accompagne les projets de destruction/rénovation.
4 Jusqu’à son éviction par le gouvernement de Vichy en 1941.
5 En 1940, la cité de La Muette à Drancy fut choisie comme camp d’internement. C’est de là que partaient les convois de Juifs pour les camps de la mort.
Cet article a été publié dans
CQFD n°162 (février 2018)
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Paru dans CQFD n°162 (février 2018)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Eugène Riousse
Mis en ligne le 07.08.2018
Dans CQFD n°162 (février 2018)
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