Habiter léger au (plat) pays
Belges et belles baraques
Les fondations de la baraque
Tout commence à la fin des années 1960. En pleine crise entre Belgique francophone et Belgique néerlandophone, exacerbée par les revendications des nationalistes flamands, l’Université catholique de Louvain (UCL), la plus grande institution académique du pays, est contrainte de se scinder en deux entités autonomes. La section francophone déménage alors précipitamment du côté du Brabant wallon, dans une agglomération qui reste à construire, Louvain-la-Neuve. Cette ville nouvelle à vocation universitaire est appelée à sortir de terre en lieu et place d’un espace naturel de 900 hectares et d’un hameau d’une vingtaine de maisons, La Baraque. Les bâtisses sont censées être démolies après expropriation des personnes habitant ici plutôt qu’ailleurs, certaines depuis plusieurs générations. Une dizaine d’entre elles décident alors de dire non à un plan d’urbanisation qui ferait la part belle au béton aux dépens de la vie villageoise qu’elles ont toujours connue.
Au milieu des années 1970, le Plan particulier d’aménagement (PPA) de l’UCL étant officialisé, des universitaires et des étudiants rejoignent la lutte des « anciens » (surnom des quelques habitants d’origine entrés en résistance). Certains reprennent des maisons dont les occupants ont été expropriés, d’autres décident de mettre leurs connaissances en architecture au service d’un projet plus ambitieux : occuper des terrains un peu à l’écart pour construire par eux-mêmes, rapidement et à moindre coût, des logements conformes à leurs aspirations, très éloignées des injonctions de la société de consommation en plein essor. Dix-neuf roulottes, dix serres, deux bus, cinq dômes et trois cabanes sont aménagés collectivement pour accueillir une trentaine de personnes et autant de chiens, poules et chèvres. Certes, le confort est sommaire, avec seulement un ou deux points d’eau, mais l’électricité est installée partout. L’UCL se montre d’abord peu favorable à cette implantation sans droit ni titre, avant d’accepter une initiative expérimentale limitée et parrainée par la faculté d’Architecture. Quant aux élus de la commune concernée, ils font preuve d’une franche hostilité, demandes d’expulsion à l’appui.
Au cours des années 1980, l’expérimentation se structure autour d’un comité de quartier, pour mieux résister aux pressions extérieures. Celui-ci rédige, en concertation avec l’UCL et la commune, un nouveau PPA (adopté en 1991), plus respectueux de l’environnement naturel et qui officialise la présence de zones dédiées à l’habitat alternatif. Pour favoriser la cohésion du groupe, un espace de rencontres, Le Zoo, est transformé en lieu de réunion hebdomadaire, bar et restaurant. Des règles appliquées à la transmission des logements sont élaborées afin d’éloigner le risque de spéculation. Enfin, des travaux améliorent confort et sécurité de La Baraque (eau, électricité, téléphone, accès des services de secours), des aménagements d’autant plus nécessaires que le nombre d’habitants a quadruplé et que des familles se sont installées.
Des années 2000 à aujourd’hui, le dialogue avec les institutions et la médiatisation volontaire de leur expérimentation permettent aux habitants du quartier de s’inscrire dans la réalité locale et, au-delà, de déjouer les pièges de la marginalisation. Mais le revers de cette réussite apparaît dans le flux croissant de curieux (le site est désormais mentionné dans les guides touristiques de la région), qu’il faut canaliser par l’organisation de visites guidées. Un passage de l’ombre à la lumière fort bien analysé par Anaïs Angeras dans la monographie 1 qu’elle a consacrée à La Baraque et à ses habitants : « À la lutte frontale, ils préfèrent et développent ainsi une modalité de résistance plus adaptée à l’asymétrie des forces en jeu. »
La Baraque : un quartier alternatif vu par ses habitants, livre rédigé par un groupe d’habitants du quartier, disponible sur place et bientôt sur habiterleger.be
Le « temps » de l’autogestion ?
Outre son allure de village rural arborant de multiples marques de résistances et d’émancipations, l’une des réputations du quartier de La Baraque est d’être (trop) lent. À son propos, on entend souvent : « Depuis le temps qu’ils parlent de se régulariser », « Ça fait au moins 15 ans qu’ils disent qu’ils vont se constituer en asbl 2 », « S’ils avaient eu envie de s’y mettre, ils l’auraient fait depuis longtemps »...
Il est vrai que nous cultivons une certaine lenteur. C’est d’ailleurs ce qu’on répond aux autorités communales et foncières lorsque celles-ci jouent d’arguments réglementaires pour pousser à la normalisation de notre espace de vie : « Notre quartier fonctionne en autogestion et nous sommes une centaine d’habitants n’ayant pas toujours le même avis. Pour nous mettre d’accord, cela prend forcément du temps. »
Si régler les urgences n’est pas notre fort (ce que nous reprochent parfois les personnes qui attendraient du quartier une aide envers leur situation personnelle), c’est parce que nous nous méfions des situations d’urgence : ce sont rarement les meilleures conseillères. Penser l’autogestion dans l’urgence signifierait par exemple faire l’impasse sur la consultation des voisins quand on veut prêter ou agrandir son habitat. Ou négliger de consulter tous les habitants du quartier lorsqu’il s’agit d’enjeux plus larges, comme celui de sa structure juridique.
Ce principe de se donner le temps ne correspond pas aux canons habituels de notre société moderne. Mais en réalité, la lenteur est un outil efficace : un projet dont les arguments tiennent encore après deux ou trois ans sera sans doute capable d’endurer bien des aléas et tempêtes. Parce qu’il fait déjà preuve des qualités nécessaires à sa survie sur le long terme : réflexion, persévérance, structuration... Et parce qu’en cas de désaccord, il est indispensable de prendre le temps nécessaire pour en parler, s’expliquer, s’écouter, y réfléchir, prendre de la distance, puis en reparler encore, s’exprimer, y réfléchir à nouveau... jusqu’à ce qu’une forme d’accord en résulte. Cet art de communiquer nécessite forcément du temps, en plus de son apprentissage.
En vrai, cette lenteur ne signifie nullement désœuvrement. Mais résonne plutôt avec l’idée de qualité de vie. La portée politique de notre projet réside dans l’organisation autogérée de notre espace. Et organiser celui-ci réclame du temps, celui que nous n’avons pas à investir dans une activité professionnelle aliénante grâce au moindre coût de nos logements, mais dont il est attendu qu’il soit restitué sous diverses formes d’implication. Nous ne payons certes pas de loyer mensuel, mais nous consacrons une partie de nos journées aux nécessités de gestion sociale : aller à la rencontre des autres habitants, participer aux activités qui assurent du lien social (repas hebdomadaires, pratiques d’entraide et de solidarité, ateliers divers, concerts…), garantir la pérennité de notre fonctionnement et assurer notre défense (groupes de travail, organisation et suivi des réunions…). Si on y ajoute les chantiers collectifs pour le maintien des infrastructures, l’autoconstruction et l’entretien de son habitat, on peut passer toute sa vie au quartier de La Baraque sans s’y ennuyer un seul instant ! Mais s’y épuiser, si…
L’expérimentation quotidienne de notre « vivre ensemble » nous conduit aussi à accepter de vivre dans « l’essai-erreur », d’être en proie au doute, de nous tromper pour mieux recommencer, ce qui ne correspond pas non plus au modèle sociétal actuel d’une mobilité à toute épreuve et d’un rythme de vie effréné. Si nous hésitons à parler de règles lorsque nous les édictons nous-mêmes, parce qu’elles rigidifieraient nos possibilités et nos moyens d’être, nous évoquons volontiers des principes d’usage, élaborés au cours des 42 ans d’existence du quartier de La Baraque par celles et ceux qui ont manifesté de l’intérêt pour son projet de vie. Pas toujours facile, bien sûr. Mais quelle source de (ré)-apprentissage !
Un rapport organique à l’habitat
Ce qui frappe d’abord le visiteur en balade au quartier de La Baraque, c’est l’aspect bucolique de ce sous-bois parcouru de chemins entrelaçant des cabanes hétéroclites. Un paysage qui fait naître des images d’Épinal de vieux villages forestiers et qui donne une « impression de nature ». Mais après une observation un peu plus approfondie, ce même visiteur se rendra compte qu’il n’en est rien : il se trouve bel et bien dans un quartier urbain, certes bien intégré à son environnement, mais quand même proche d’une autoroute, d’une gare, d’un centre-ville, d’un parking souterrain et de multiple chantiers témoins du plein essor de la ville nouvelle. Un bruit de fond continu, que les habitants se plaisent à comparer à celui de la mer, vient d’ailleurs constamment rappeler la présence enveloppante de la ville. « Tout de même, la nature est plus présente ici », veulent se rassurer certains. Oui certes, l’absence de béton, les hautes futaies, les friches, les mares, les tas de bois et les pâtures où paissent chèvres, moutons et ânes constituent une poche salvatrice pour la biodiversité dans cette région hautement urbanisée. Mais s’il faut chercher un atout environnemental au quartier, c’est plutôt dans la façon organique qu’ont les habitants de concevoir leur habitat, et par-delà, leur urbanisme.
L’autoconstruction, érigée en valeur pionnière et fondamentale du quartier (elle guide les questions de revente et de lutte contre la spéculation), a aussi un très fort intérêt sur le plan écologique. Parce que l’apprenti constructeur choisit en général les matériaux les plus simples – ici, il utilise la terre limoneuse du quartier pour édifier des murs en terre-paille. Et parce qu’une construction échelonnée sur plusieurs années, au fur et à mesure des besoins, permet de réduire au maximum son empreinte écologique. Les espaces sont ainsi calculés au plus juste, de même que la qualité et la quantité des matériaux. Et les bâtisses sont formées de modules superposés, intégrés à la végétation, mais où on peut encore deviner la présence d’une vieille roulotte ou de la cabane originelle. Cette façon de concevoir son habitat, sans plan ni architecte, est proche de l’architecture vernaculaire de nos aïeux, et fait tout le charme du vieil hameau de La Baraque.
C’est bien sûr un vrai plaisir de construire son habitat. Mais c’est aussi un sacerdoce. Chaque été, il faut lancer un nouveau chantier pour faire un sort à cette éternelle fuite, redresser la roulotte ou parce que la famille s’agrandit… Et il n’est pas rare, entre auto-constructeurs, de se saluer d’un « Comment ça va avec tes fuites ? ». La maison ainsi conçue devient un prolongement de sa personne – elle est entretenue au même titre qu’on prend soin de sa santé. Mais comme les espaces privés ne sont jamais très vastes, le baraqui 3 vit beaucoup dehors, dans sa salle à manger-jardin, dans son salon-parking ou, à couvert, dans les espaces partagés de la régie de quartier La Fattoria et du bar du Zoo, où se tiennent régulièrement les repas collectifs.
À qui construit sa maison en ne se référant qu’à l’avis de ses voisins proches, il ne vient pas à l’idée de consulter les autorités communales pour refaire un chemin ou une canalisation. Non, on le fait nous-mêmes. Au-delà de l’autoconstruction, c’est donc aussi à un auto-urbanisme que nous nous essayons. C’est d’abord entre nous que sont prises les décisions de lancer un chantier, d’ouvrir un chemin ou de poser un réseau électrique. Et c’est seulement ensuite, pour peu que ce soit vraiment nécessaire, qu’on consultera l’autorité ad hoc. C’est grâce à cette volonté collective que nous utilisons pour la plupart des toilettes sèches à « litières bio-maîtrisées ». Cela a réduit nos factures d’eau de moitié 4. Et nous séparons du coup les eaux grises 5, ce qui nous a permis de mettre en place à leur intention un filtre d’épuration par lagunage 6 traitant les effluents de 40 foyers. L’eau qui en ressort serait même « plus pure que celle du réseau de distribution », comme le répète à l’envi Jacques, le patriarche des lieux. Le pire, c’est qu’il a raison.
Spéculations et réglementations : des menaces qui planent
Longtemps, on a tremblé parce que notre situation était précaire. Mais depuis une vingtaine d’années, la vraie menace que nous ressentons dans notre quotidien est celle de la régularisation. Comment appliquer les réglementations en vigueur tout en maintenant une autogestion pérenne ?
Notre quartier est désormais perçu comme un exemple de participation. Mais les autorités nous poussent quand même à rejoindre les dispositifs conventionnels qui, en la matière, sont contre-productifs. Et nous voilà confrontés à trois problèmes majeurs : le permis d’urbanisme, la création d’une personnalité morale et la spéculation sur les habitations après régularisation.
Cela fait maintenant longtemps que nous réfléchissons à la valeur de nos habitations. Globalement, elles s’écoulent dix à vingt fois moins cher que le cours du marché. Mais elles se vendent quand même. Quelques-uns d’entre nous ont réglé le problème radicalement en donnant leur maison lors de leur départ, mais beaucoup continuent à la mettre en vente quand ils décident de s’en aller.
Un sujet qui anime beaucoup nos ébats labiaux est la question de la main-d’œuvre. La plupart d’entre nous estime qu’il ne faut pas en tenir compte dans le calcul de cette valeur d’habitation, car elle est un présent qui ne doit pas être monétisé. Pour régler le problème, nous avons élaboré une grille d’évaluation du prix au mètre carré, dont le respect n’est pas obligatoire. Cet outil est basé sur nos bonnes pratiques, sur des débats formels ou informels autour d’une bière ou d’un café, et il a été validé lors de réunions de « grand quartier ». Il s’appuie sur une série de paramètres déterminants qui concernent la qualité même de nos habitats : structure, matériaux écologiques ou de récupération, chauffage, isolation…
Pendant que nous pinaillons pour lutter contre la spéculation sur nos habitations, le prix du terrain augmente, lui, d’année en année. Acheté à très bas prix (sous la contrainte de l’expropriation) par l’université catholique de Louvain dans les années 1970, il vaut parfois 300 fois plus aujourd’hui. L’université crée ainsi de la plus-value et spécule, alors que son projet d’origine, à travers l’emphytéose 7, était de lutter contre la spéculation. Elle y a sans doute pris goût : 10 % de ses entrées comptables proviennent désormais de l’immobilier. Mais elle reste quand même convaincue de nous faire un cadeau en pratiquant un « tarif social ».
L’université et les pouvoirs publics aimeraient ne plus être responsables civilement de tout ce qui pourrait arriver (ou qui a pu arriver). Peu leur chaut donc que nous ayons défini nos propres critères de salubrité et nos propres pratiques d’urbanisme. Ils attendent de nous la création d’une structure dotée d’une personnalité juridique. Nous réfléchissons actuellement à la création d’une fondation, qui semble être juridiquement plus souple que le statut associatif. Mais quelle qu’en soit la forme finale, ce modèle amplifiera la fracture entre les actifs, qui s’impliquent, et les autres, et figera les rôles en diminuant leurs mobilités et leurs interchangeabilités pour tout doucement scléroser les liens qui nous tiennent. Il y a une réelle volonté de nous insti-tuer, afin de disposer d’un interlocuteur unique et de rationaliser les rapports de forces. Pour au final nous mettre facilement le grappin dessus et brider ce qui fait notre qualité.
Nous ne pourrons évoquer ici, faute de place, le permis d’urbanisation qu’on nous impose alors qu’il n’est pas vraiment adapté aux habitats légers. Ni aborder les difficiles chantiers collectifs organisés autour des schémas d’aménagement du territoire. Disons juste que cela tient parfois du calvaire, même si nous ne perdons jamais de vue qu’il s’agit avant tout d’une aventure collective excitante et motivante, bien que chronophage et énergivore.
Dans tous les cas, nous ne portons pas tous le même regard sur cette régularisation. Certains se rassurent, d’autres se questionnent sur les potentiels dégâts. Le pis, à mon sens, serait l’épuration sociale. Pour y échapper, et résister à cette métamorphose forcée, nous allons devoir nous montrer assertifs et créatifs. L’aventure continue.
1 « Des normes d’ ‘‘habiter’’ questionnées : le quartier de la Baraque », Socio-anthropologie n° 32, 2015.
2 Une asbl est une association type loi 1901 en Belgique.
3 En Belgique, le terme « baraki » désignait à l’origine un forain qui vit dans une baraque, une roulotte. Il est aujourd’hui utilisé de façon péjorative pour désigner une personne mal dégrossie... À La Baraque, nous sommes des « baraquis » avec un « q », même si nous nous sentons proches des « k »...
4 La consommation moyenne d’eau en Wallonie est de 40 mètres cubes par an et par habitant, mais seulement de 20 à La Baraque.
5 Il s’agit des eaux usées domestiques faiblement polluées.
6 Ces deux projets ont été menés par les habitants en suivant les conseils et travaux de Joseph Orszagh.
7 L’emphytéose, ou bail emphytéotique, s’étend sur une très longue durée. En échange d’un loyer modique, le locataire doit améliorer le bien concerné – le bailleur récupérera l’ensemble à échéance.
Cet article a été publié dans
CQFD n°162 (février 2018)
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Paru dans CQFD n°162 (février 2018)
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Illustré par Mickomix
Mis en ligne le 23.11.2018
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