Au bois Lejuc, la contestation prend racine

Bure et Bure et ratatam

Une belle dynamique. Depuis le camp anticapitaliste de l’été 2015, l’opposition au projet de stockage de déchets nucléaires à Bure prend de l’ampleur. Et s’ancre de plus en plus étroitement à ce petit bout de territoire meusien. À l’Est, du nouveau !

Vingt ans, tout juste. Vingt ans que dure l’histoire d’amour et d’eau lourde entre l’industrie nucléaire française et le site de Bure. Depuis 1998, donc, date de la signature du décret d’implantation de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) par Dominique Voynet, alors ministre de l’Environnement. Une belle trahison des Verts, dont Claude Kaiser, membre historique de Bure Stop, coordination qui fédère associations et collectifs opposés au projet, n’a rien oublié. Il raconte : « Peu de temps après, on avait rendez-vous avec un conseiller du Premier ministre Lionel Jospin. Il nous dit : “ Faites descendre 10 000 personnes dans la rue et on pourra peut-être commencer à discuter. ” On lui rétorque que ça risque d’être très compliqué en Meuse, département qui compte six à sept habitants au km²... Je ne suis pas prêt d’oublier sa réponse : “ C’est bien pour ça que ce département a été choisi. ” »

Deux décennies plus tard, cet hiver, un autre ministre de l’Environnement, lui aussi censément écologiste, rend à nouveau verts de rage les opposants à l’enfouissement des déchets nucléaires en terre meusienne et haut-marnaise. Nicolas Hulot, donc, qui après avoir par le passé signifié son opposition au projet, déclare maintenant : ce n’est «  pas une solution entièrement satisfaisante, mais c’est la moins mauvaise ».

Par Baptiste Alchourroun.

Les opposants s’installent

«  La moins mauvaise » ? Pour Gérard Longuet, sans doute. L’ancien gudard1, devenu président du conseil départemental de Meuse, qui a ouvert les portes aux nucléocrates, a toujours les yeux énamourés pour le projet. Mais il est bien l’un des seuls. En vrai, l’histoire d’amour a tourné vinaigre. Côté passif : des dizaines de manifestations de plusieurs milliers de personnes (un exploit en Meuse), une pétition recueillant plus de 40 000 signatures d’électeurs meusiens et haut-marnais pour réclamer un référendum, des débats publics tendus voire annulés, des contre-expertises scientifiques indépendantes alarmantes, un mort sur le chantier en 2001, un autre début 2016 dans l’éboulement d’une galerie2, etc. Tout y passe. Le rouleau compresseur nucléocrate continue certes à avancer, mais il progresse moins vite. Il tourne même au ralenti, à un peu plus d’un an de la demande d’autorisation de création officielle du Centre industriel de stockage géologique3.

Le camp anticapitaliste VMC, en août 2015, puis la « manifestation des 200 000 pas », l’année suivante, ont marqué un tournant dans la lutte. Depuis, des dizaines d’opposants se sont installés à la maison de résistance à Bure, à l’ancienne gare de Luméville-en-Ornois (devenue lieu collectif), ou encore dans des fermes achetées collectivement. Ils s’y sont fait maraîchers, éleveurs d’escargots ou boulangers. Et tentent de stopper la désertification du territoire liée à l’arrivée du nucléaire. Ils ont aussi investi le bois Lejuc, forêt de 220 hectares dans laquelle l’Andra souhaite implanter les puits de ventilation de sa poubelle pour évacuer l’hydrogène (radioactif) dégagé en grande quantité par les déchets. D’où des risques d’incendie et d’explosion qui inquiètent jusqu’à la d’habitude très rassurante Autorité de sûreté nucléaire – c’est dire.

« Happé par la lutte »

Pas de pot pour l’Andra : en juin 2016, les travaux de défrichement et la construction du mur de protection ont été stoppés par des dizaines d’opposants4. Depuis, le bois est occupé. Des cabanes à l’anarchitecture remarquable ont poussé à ses entrées stratégiques, ainsi qu’au cœur de la forêt. Plusieurs petits « villages » sont sortis de terre, protégés par des barricades et des tranchées. Les habitants de Mandres-en-Barrois, commune sur le territoire duquel se trouve le bois Lejuc, peuvent de nouveau y ramasser des champignons, y cueillir des fruits ou s’y balader.

Gaspard d’Allens raconte tout cela, et bien plus encore, dans le passionnant La bataille du nucléaire5, coécrit avec Andrea Fuori. Il fait partie de ceux qui ont choisi de vivre et de lutter en Meuse : «  J’habite à Bure depuis un an et demi maintenant. Je pensais à l’origine rester le temps d’une manifestation pour aider les ami.e.s et repartir ensuite, se souvient-il. Mais j’ai été happé par la lutte et ce territoire que la filière nucléaire voudrait voir sacrifié. » C’est ainsi que Gaspard s’est installé, pour de bon : « On a acheté collectivement une maison dans un village à proximité du bois. On la retape et on s’enracine doucement, il y a des projets de maraîchage et de fournil avec les copains et copines, pour redonner vie à ce bout de territoire abandonné aux aménageurs et aux nucléocrates. Avant j’étais souvent en vadrouille, pour des reportages, des livres. Bure m’a permis de mieux m’ancrer, de me sentir de quelque part et de participer activement et joyeusement à une communauté de lutte. »

« Le nucléaire est un ordre social »

Une fois installé, se lancer dans la rédaction de La Bataille du nucléaire s’imposait. Une évidence autant qu’une urgence. « J’ai été frappé par le manque de visibilité de cette lutte, remarque l’auteur. Le projet avançait en catimini, alors même que l’Andra agit comme un bulldozer sur le terrain : elle achète les terres, les consciences, 60 millions d’euros sont distribués aux départements de Meuse et Haute-Marne chaque année, 3 000 hectares de terres ont été accaparés, etc. C’est le plus gros projet européen, avec une durée de travaux de 120 ans, un coût exorbitant, et des déchets qui resteront radioactifs des centaines de milliers d’années, et pourtant on n’en parle pas. Ou très peu. Il était nécessaire de témoigner, et de l’intérieur, de ce qui se vit sur ce territoire. »

C’est chose faite. Et l’ouvrage touche juste. Efficace. « L’idée était de parler de nucléaire non pas de manière abstraite ou technique, explique encore Gaspard. Mais de montrer concrètement comment cette industrie colonise un territoire, le malmène, en détruisant ses forêts et en méprisant sa population, jugée quantité négligeable. Le nucléaire n’est pas une énergie, une simple réaction physico-chimique, c’est un ordre social, un mode de gouvernement. »

La manip’ de la migration zadiste

L’essentiel est ainsi de faire revivre ce territoire abandonné et sous cloche militaire. Pour redonner confiance à une population devenue fataliste. Et pour faire échec à une répression croissante. Ces derniers mois, des dizaines d’activistes ont ainsi été traînés à la barre du tribunal de Bar-le-Duc pour des broutilles. Et le 13 février, deux opposants devront répondre de la destruction du mur construit par l’Andra (mais déclaré illégal par le tribunal lui-même – allez comprendre…). Par contre, la plainte de Robin, jeune paysagiste gravement blessé au pied par une grenade assourdissante lors de la manif du 15 août dernier, n’a toujours pas été examinée.

Médias et élus locaux ne sont pas en reste, qui instrumentalisent le très récent succès zadiste pour faire trembler dans les chaumières. Ils se font alarmistes, sonnent le tocsin : gare au débarquement d’activistes venus de l’Ouest ! Manipulation et fantasme, répond un membre du collectif Stop Cigéo : « Nous ne croyons pas à un “ transfert de Zad ”, comme si les raisons de lutter étaient interchangeables et que des gens circulaient sans raison profonde, au gré de l’actualité. Agiter l’épouvantail de cette migration zadiste, comme le font actuellement certains élus locaux (et des médias nationaux), n’est qu’un moyen de légitimer la répression qui sévit ici. » Et le même de conclure : « La réalité est en fait beaucoup plus simple : si de nouvelles personnes doivent nous rejoindre, ce sera parce que le nucléaire est mortifère. Plus que jamais, cela fait sens de venir en 2018 dans la Meuse pour s’y opposer. »


1 Longuet a été membre du Gud, groupe d’ultra-droite particulièrement violent.

2 Sur ces deux derniers points, ainsi que sur la stratégie d’implantation de l’Andra, à grand renfort de millions d’euros, lire le très dense et intéressant L’opposition citoyenne au projet Cigéo, livre collectif qui vient de paraître à L’Harmattan.

3 Le laboratoire dans lequel les scientifiques nucléarisés tentaient de prouver que les déchets ne bougeraient pas durant un million d’années est devenu Cigéo (Centre industriel de stockage géologique).

4 Et en août 2016, le tribunal de grande instance de Bar-le-Duc a constaté l’illégalité des travaux de défrichement entamés dans le bois par l’Andra.

5 Seuil / Reporterre, 2017.

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