À Toul, ça sent pas la rose
Le général Bigeard, un tortionnaire maculé
« Qu’est-ce qu’on va lui faire à cette statue ? » Quelques centaines de manifestants sont réunis à Toul (Meurthe-et-Moselle) le 11 janvier dernier. La statue, c’est celle du général Bigeard, tortionnaire d’Algérie, auquel Le Pen père avait rendu hommage en 2010 après sa mort. Fin octobre 2024, la ville socialiste de Lorraine s’est piquée de lui ériger une statue, fière d’être son patelin d’origine. Scandalisés, des Toulois se sont mobilisés à l’appel du collectif Histoire et mémoire dans le respect des droits humains.
Il y a celles et ceux pour qui « Toul ne doit pas devenir la capitale de la torture » et à qui le fait de crier ce slogan dans les rues suffit. Et puis il y a les autres, revigorés par les soutiens affichés d’une bonne part des habitants rencontrés sur le parcours. Comme Sandrine*, descendante de travailleur forcé réquisitionné depuis l’Indochine1, ex-colonie française où Marcel Bigeard a sévi entre 1945 et 1954.
« Le mec a expérimenté en Indochine ce qu’il va développer en Algérie : la torture. Et on va se contenter de tourner autour de la statue ?! »
Dans ses mémoires, Pour une parcelle de gloire, cet employé de banque, devenu parachutiste contre les nazis en 1944, raconte sa fierté de bouter l’occupant hors de France2. Quelques mois plus tard, il devient à son tour l’occupant. Il part avec ses troupes surarmées décimer par centaines les résistants indochinois, qualifiés de « terroristes ». Son emprisonnement en 1954 par les Indochinois mit fin à ses exactions, mais pas à ses convictions d’agir « pour la liberté », « contre les fanatiques ». Ce qui a le don d’énerver Sandrine : « Le mec a expérimenté là-bas ce qu’il va développer en Algérie : la torture. Et on va se contenter de tourner autour de la statue ?! »
Dans son bouquin où il se glorifie sans cesse, Marcel Bigeard contourne minutieusement ce terme. Pour lui, la torture c’est du « renseignement ». Ahmed*, ancien voisin d’un des centres de torture de l’armée française à Alger, a une tout autre définition. Alors que les cris et les souffrances de ses amis soumis à la « gégène » lui reviennent en mémoire, il laisse exploser sa colère au micro. Pour lui, honorer Bigeard est « une honte ». Dans l’assistance, un murmure : « et les crevettes Bigeard ? ». Le général aurait aussi inventé cette technique : sceller dans le béton les pieds de ceux à faire disparaître avant de les larguer, vivants, en pleine mer.
Après plusieurs kilomètres, les 200 manifestants arrivent au pied des 2,5 mètres de bronze représentant le général honni. L’initiative a été portée par la Fondation général Bigeard et approuvée par le maire socialiste de Toul, Alde Harmand. Un petit groupe de manifestants débat : « Est-ce que la guerre contre-insurrectionnelle menée par ce mec à Alger a influencé le maintien de l’ordre à la française ensuite ? » L’un des participants à cet échange qui, visiblement, a lu Jérémy Rubenstein ou CQFD3, lui répond : « Il semblerait. Ça a inspiré plein de pays, comme les dictatures sud-américaines. » C’est en tout cas le sous-texte de Pour une parcelle de gloire, manuel pour vieux colons nostalgiques désireux de mater les peuples en lutte4.
« Tu peux me donner ton bouquin ? J’ai une idée », s’exclame Léa*. Elle le tartine de crottes de chien avant de le placer sous la statue de bronze. En quelques minutes, les autres manifestants lui emboîtent le pas, et le Bigeard de bronze est bientôt entièrement recouvert de merde, sans que la police ait le temps d’intervenir. « Un minimum » selon Sandrine…
* Les prénoms ont été modifiés.
1 Entre novembre 1939 et juin 1940, environ 20 000 travailleurs indochinois sont envoyés en métropole pour travailler dans les industries de guerre.
2 Citations tirées de Pour une parcelle de gloire, de Marcel Bigeard (Broché, 1997).
3 Voir « Terreur et séduction : la contre-insurrection à la française », CQFD n° 216 (janvier 2023).
4 Marcel Bigeard écrira aussi Contre-guérilla (Baconnier, 1957) pour partager ses « techniques de renseignement ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°238 (février 2025)
Dans ce numéro, un dossier sur la Syrie post-Bachar, avec un reportage sous les bombes turques à Kobané. Mais aussi des nouvelles de Mayotte où il faut « se nourrir, reconstruire et éviter la police ». On se penche également sur une grève féministe antifasciste et sur la face cachée des data centers. Puis on se demandera que faire de la toute nouvelle statue du général Marcel Bigeard, tortionnaire en Algérie, qui vient d’être érigée en Lorraine – un immense scandale.
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Paru dans CQFD n°238 (février 2025)
Par
Illustré par Alex Less
Mis en ligne le 14.02.2025
Dans CQFD n°238 (février 2025)
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