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Conversation avec Alèssi Dell’Umbria

Telle la tarentelle...


paru dans CQFD n°159 (novembre 2017), rubrique , par Bruno Le Dantec, illustré par
mis en ligne le 01/01/2018 - commentaires

Après avoir campé l’universalité d’une histoire de Marseille que l’histoire officielle s’entête à provincialiser [1], Alèssi Dell’Umbria rend hommage dans Tarantella ! [2] aux pratiques musicales et à certains rituels magiques d’un Sud italien prétendument attardé.

Discussion à bâtons rompus.

Par Juliette Barbanègre. {JPEG}

À l’opposé de la musique vendue comme fond sonore de l’hypermarché global, ton livre parle de transe, de possession et de magie. D’où vient cette sauvagerie aux marges de l’Europe ?

« Ce livre montre comment des gens opprimés ont pu se construire un langage dramatique dans lequel ils se racontent. Dans le monde des paysans d’Italie méridionale, ça s’opère par la musique, qui remonte en partie aux temps antiques. Celle-ci ne dégage ses intensités qu’en situation : on ne l’écoute pas dans une salle d’opéra ou en faisant ses courses chez Carrefour. Donc, de la transe des tarantolate possédées par une araignée mythique jusqu’aux récits tragiques des cantastorie, mon livre propose un voyage à l’intérieur d’un monde qui n’est pas encore totalement digéré par la civilisation occidentale. » 

Qu’est-ce qui pousse un Marseillais à se lancer dans pareille expédition ?

« Un Marseillais n’est pas dépaysé dans le Sud de l’Italie, d’où viennent d’ailleurs beaucoup de nos compatriotes. J’ai commencé à fréquenter ce territoire à la fin des années 1980, pour des raisons qui n’avaient initialement rien à voir avec la musique. J’y ai vu naître et se développer un mouvement de réappropriation des musiques et danses traditionnelles de la part des jeunes, et je me suis retrouvé à partager beaucoup de moments forts avec eux. Des débats, parfois virulents, ont ensuite commencé à prendre de l’ampleur sur la tradition, l’innovation… Puis la récupération des fêtes à travers les festivals a provoqué des polémiques, etc. Arrivé à un certain point, quelques amis meridionali m’ont incité à écrire là-dessus, vu que je connaissais un peu la question et sa complexité tout en bénéficiant d’un certain recul. »

Le rituel déambulatoire de la tarantata a-t-il une relation avec l’esprit du carnaval ?

« C’est ce que j’affirme, en effet. C’est l’expression, carnavaletto delle donne, qui m’a mis la puce à l’oreille. Il y a souvent plus de vérité dans le parler commun que dans les termes savants… Il y a tellement d’éléments que l’on retrouve dans les deux : la musique, qui est pratiquement la même, le travestissement rituel, par mimèsis dans un cas, par le jeu du masque dans l’autre, et tout cela en déambulant... Sauf que dans le carnaval, cette sortie du moi s’opère comme une transe de basse intensité, tandis qu’elle était beaucoup plus violente dans le rituel de la tarantata. »

Toi qui as vibré avec le rock’n’roll, on ne t’imagine pas aussi amer qu’Adorno [3]… Pourquoi refuses-tu de parler de musique ou de culture « populaires » ?

« L’adjectif “ populaire ” offre une facilité sémantique que je me refuse. Le peuple, c’est les 99 % chers aux Indignés... Un gloubi-boulga qui n’a aucune consistance sociale. Je parle dans ce livre d’une musique de paysans pauvres. Quel que soit leur statut, ouvriers agricoles, métayers, et même petits propriétaires, ces gens sont exploités depuis toujours et sous toutes les formes. Leur musique en porte la marque. De plus c’est une musique non écrite, dont une bonne partie échappe à l’harmonie tonale. Je préfère donc parler de musique de tradition orale – ce qui m’oblige à restaurer le sens du mot tradition, passablement galvaudé, surtout en France ! »

La première fois où j’ai entendu une pizzica, j’ai ressenti une énergie aussi forte que dans le rock’n’roll, quoique d’une nature assez différente. Une fois on a été invité, avec deux copains ritals, à une soirée Sud Side, dans les quartiers Nord. Tu sais que là-bas, c’est rock’n’roll… Bref, on a joué une pizzica, il y avait deux tamburelli et l’organetto, un qui chantait, tous ces bikers ont adoré, il y en a un qui m’a dit : « Mais c’est aussi puissant que le rock’n roll ! » Normal, le rythme est trop mortel !

Mon approche de la musique est aux antipodes de celle d’Adorno. Son horizon était clairement celui de la culture bourgeoise, tout marxiste qu’il ait été. Il était d’ailleurs lui-même pianiste à ses heures et avait une connaissance très fine de la musique classique. Mais comme beaucoup d’intellectuels, il ne ressentait pas l’intensité des musiques qui font bouger le corps... Exilé aux USA, il a découvert les grands orchestres de jazz swing qui faisaient danser les foules. Il a trouvé ça vulgaire et a parlé à ce propos d’écoute régressive. Pour lui, il n’y a de véritable écoute que celle de l’individu immobile et attentif... J’y ai fait une allusion perfide, à propos des tarantolate déchaînées qui demeuraient très sensibles aux fautes d’exécution, disant qu’elles étaient loin de toute forme d’écoute régressive... »

En contrepoint du prolétaire déraciné, tu soulignes la puissance subversive de l’enracinement dans un territoire, qu’il soit portuaire, paysan, indigène… Es-tu devenu nostalgique ?

JPEG« Je n’ai pas l’impression d’être si loin que ça du prolétaire déraciné que tu évoques... Les immigrés du Mezzogiorno [4], par exemple... Là-bas, j’en ai connu plein, revenus définitivement ou juste pour les vacances. Ils te racontaient l’Europe, l’Allemagne, la Belgique, la France, la Suisse... Et ils te le racontaient dans le dialecte de leur village.

Et puis, bien avant, j’avais appris une chose aux côtés des sidérurgistes des Ardennes en 1982, des mineurs du Yorkshire en 1984, et d’autres encore qui se battaient contre la fermeture de l’usine qui les faisait bosser : ces gens défendaient bien plus qu’un emploi, ils défendaient la possibilité d’habiter un territoire. La mine, le haut-fourneau, c’étaient des lieux d’exploitation et ils ne nous avaient pas attendus pour le savoir, mais c’était aussi, contradictoirement, à partir de là qu’ils avaient construit des liens de solidarité et d’amitié irremplaçables. Ces ouvriers qui vivaient dans des villages étaient enracinés, encore très proches de la campagne, et ils savaient que tout ça allait se terminer, brutalement, et qu’ils n’auraient plus d’autre choix que de se laisser aspirer par les flux de la métropole.

Pour la première fois dans l’histoire, toute l’humanité se retrouve contenue dans un seul monde. C’est le règne de la tomate hollandaise : hors-sol et hors-champ. Alors nous en sommes à nous bricoler des appartenances, et pour cela nous pouvons nous appuyer sur les éléments épars de mondes qui ont surnagé. Un peu comme un naufragé se construit un radeau en assemblant des morceaux de bois flottant... Ce n’est donc pas surprenant de voir surgir depuis quelque temps une dimension territoriale dans les luttes. Et je pense pas seulement à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ou à nos camarades istmeños du sud du Mexique défendant leurs palmeraies et leurs lagunes contre l’industrie éolienne. S’approprier un territoire est la condition pour que du commun surgisse.

La nostalgie du passé est le point d’appui d’une critique révolutionnaire du présent. Rien n’a été plus nocif que la croyance naïve au progrès dans le mouvement révolutionnaire – c’est d’ailleurs ce que je critique chez De Martino [5]. Tu as remarqué que je cite Walter Benjamin dans le dernier chapitre, “ Magie noire ”. C’est le premier matérialiste historique à rompre avec l’idéologie du progrès, avec cette conception linéaire et cumulative de l’histoire. Benjamin a eu le courage d’aller à contre-courant de cette doxa – sa fin tragique illustre à quel point la catastrophe était effectivement là, l’intuition prophétique qu’il avait eue et qui devait se confirmer si lourdement avec Auschwitz et Hiroshima ! »

Aujourd’hui, le temps cyclique des paysans et des primitifs se révèle moins fataliste que l’idéologie du progrès…

« La téléologie du Progrès se veut autrement plus fatale... C’est bien connu, on n’arrête pas le progrès ! Le temps de la modernité est tendu, mais il n’est pas tendu vers une fin, vers un avènement dans lequel il trouverait sa vérité. Ce n’est pas un temps messianique. C’est un temps façonné par l’accumulation et la reproduction du capital. Or la conception du temps se trouve au cœur du conflit. Quand des paysans défendent leur territoire, comme ceux que j’ai filmés dans l’isthme de Tehuantepec, au Mexique [6], ils opposent ce faisant une autre conception du temps à celle des investisseurs et des politiciens, c’est ce que j’ai essayé de restituer. Un temps rempli, non quantifiable. Un indigène disait, lors d’une assemblée : « Pour ces politiciens, l’échéance c’est les prochaines élections. Pour nous, c’est la prochaine génération. » Sans parler des investisseurs pour qui l’échéance est encore plus courte – la prochaine AG des actionnaires. »

« Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à “ aller ainsi ”, voilà la catastrophe », disait Benjamin. Le progrès a remplacé la célébration des cycles de la nature. Aujourd’hui, c’est l’innovation incessante, le renouvellement accéléré des produits que l’on célèbre comme le naturel : “ Ma ville accélère ”... C’est fort, chez Benjamin, cette aptitude à se situer à l’intersection de la religiosité et de la politique. Exactement comme les paysans révoltés du Mezzogiorno. Il réintroduit la dimension messianique, occultée par des décennies de “ socialisme scientifique ”. Après-guerre, le Mezzogiorno a connu un temps messianique, pendant une dizaine d’années – période ouverte par l’insurrection dansée de la reppublica de Caulonia, en 1945. »

La mémoire orale, contre-feu des perdants et des oubliés, est-elle encore une forme de résistance active à l’histoire officielle et aux romans nationaux ?

« En cette fin d’époque, le plus archaïque se révèle parfois le plus moderne... Le fait d’être marginalisées a fait que dans ces régions du monde des langages se sont conservés, qui offrent autant de points d’appui pour une décolonisation de la vie. Il n’y a de mémoire que des vaincus. Les vainqueurs eux écrivent l’Histoire. Et dans le sud de l’Italie, cette mémoire est essentiellement orale – depuis les chants de brigandsa et d’émigrants du XIXe siècle jusqu’aux chansons de ’E Zezi à la fin du XXe, il y a tout un corpus de paroles qui porte cette mémoire dans le Mezzogiorno. Mais elle reste marginale, dans un monde où l’écrit et plus encore l’image écrasent tout. La narration qui se construit à travers tous ces chants va aussi à l’encontre du roman national – c’est ce que j’ai voulu signifier en consacrant un chapitre entier à la conquête du royaume de Naples en 1860. Et ce n’est pas non plus hasardeux que tant de jeunes méridionaux se soient passionnés pour leur tradition musicale au moment même où se développait dans le nord de l’Italie le racisme anti-méridional de la Lega [7]

La mémoire active, la remémoration, la mnémosumé dont parle Benjamin, c’est ce souffle que j’ai senti passer dans le chant tragique des cantastorie. La remémoration de toutes les victimes, c’est ce qui se passait quand Matteo Salvatore chantait [8] “ Rassembler ce qui a été brisé ”, disait Walter Benjamin. De son côté, Matteo Salvatore demandait dans une de ces chansons les plus poignantes : “ Oh… chi lu vaia a racunt’a ?... ” »

L’exode rural n’est pas que le fruit de la misère, mais aussi d’un désir de liberté individuelle, afin de desserrer des liens jugés parfois contraignants. On l’a vu avec l’exil volontaire de jeunes zapatistes aux USA… T’en dis quoi ?

« Le Mezzogiorno est un pays qui se vide de sa jeunesse – on en retrouve certains à Marseille… Ce n’est plus une immigration de la faim comme jadis, mais l’envie de fuir un quotidien où tout est compliqué : le boulot, le chômage, le logement, l’accès aux soins médicaux. Il faut glisser des enveloppes pour obtenir ce à quoi on a droit légalement... L’agriculture paysanne a été sinistrée, les industries implantées dans les années 1970 licencient. Et en plus, les salaires sont bien inférieurs au reste de l’Italie... Du coup les jeunes restent longtemps dans leur famille, ça peut être pesant à la longue... Et puis les lumières de Babylone attirent, fatalement...

Tu fais allusion au travail de notre amie Alejandra, qui a suivi de jeunes indigènes zapatistes dans leur communauté, au Chiapas, et ensuite aux USA où certains avaient émigré [9]. Pour ces jeunes, ce n’était pas évident de vivre constamment sous la pression des paramilitaires, de l’armée, qui implique une discipline de tous les jours.

Et la vie dans les pueblos zapatistes est quand même austère... On comprend que certains aient eu envie de partir voir le monde, d’en faire leur propre expérience – beaucoup sont revenus, d’ailleurs. En outre, il n’est pas dit qu’ils perdent tout lien communautaire en émigrant. À East Los Angeles, tu as des quartiers entiers où les habitants parlent les idiomes indigènes du Mexique, où ils célèbrent les mêmes fêtes, où ils manifestent pour les 43 d’Ayotzinapa [10] et envoient du fric aux communautés frappées par le terremoto [11]. »

La conclusion de ton Histoire universelle de Marseille n’était guère optimiste… Tarantella ! laisse quelques portes ouvertes. Les contrées lointaines te rendent plus joyeux ?

JPEG« J’avais fini d’écrire l’Histoire universelle de Marseille en 2006, alors que le programme de requalification urbaine Euroméditerranée commençait. J’annonçais donc ce qui advenait, mais je ne pensais quand même pas qu’on allait être puni à ce point ! Du coup, rétrospectivement, je trouve que j’étais en deçà de la catastrophe. Il n’ y a qu’à faire un tour au Panier ou à la Joliette pour en prendre la mesure. J’ai écrit l’oraison funèbre de ma ville, en tout cas du Marseille portuaire où j’ai grandi. Quand à Tarantella !, il se conclut en évoquant la catastrophe écologique qui frappe le Mezzogiorno, de Taranto à Napoli : je vois vraiment rien d’optimiste, là !

Pour le reste, à Marseille comme dans le Mezzogiorno profond, des gens tentent de se construire un territoire, d’ouvrir une éclaircie dans l’opacité du monde. Pas étonnant que tant d’interprètes de la tradition musicale du Mezzogiorno soient venus ici, dans le quartier marseillais de La Plaine, et s’y soient sentis comme chez eux. Nul ne nous enlèvera les intensités que nous avons vécues avec eux. La tarantella peut être un bon levier pour renverser le règne de la tomate hollandaise. »


Notes


[1Histoire universelle de Marseille de l’an mil à l’an 2000, Agone, 2006.

[2Tarantella ! – Possession et dépossession dans l’ex-royaume de Naples, L’œil d’or, 2016.

[3Theodor Adorno, mort en 1969, était un philosophe allemand – l’un des principaux représentants de l’École de Francfort. Il était aussi musicien et musicologue, domaines dans lesquels il lui a souvent été reproché un certain élitisme culturel.

[4Le terme Mezzogiorno désigne l’ensemble des régions péninsulaires et insulaires du sud de l’Italie.

[5Intellectuel proche du PCI, De Martino a observé, à la fin des années 1950, les derniers rituels publics de la Tarantolata, qu’il voyait comme un vestige archaïque que le progrès social allait effacer.

[6Istmeño, le vent de la révolte, Tita Prod 2015.

[7Soit la Ligue du Nord pour l’indépendance de la Padanie, parti régionaliste et xénophobe.

[8Mort en 2005, Matteo Salvatore était un grand chanteur de la tradition musicale du Mezzogiorno.

[9Alejandra Aquino Moreschi, Des luttes indiennes au rêve américain, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

[10Dans la nuit du 26 au 27 septembre 2014, 43 élèves de l’école normale d’Ayotzinapa ont disparu – leurs corps n’ont jamais été retrouvés. Voir «  Mexique barbare, vraiment ? », article paru dans le n°158 de CQFD.

[11Le 19 septembre, un tremblement de terre de magnitude 7,1 a frappé Mexico et ses environs, faisant plus de 300 morts.



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Par Bruno Le Dantec


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