Le véritable visage de la tumeur
LE HANGAR dans lequel on bosse est ouvert à tous les vents, il y règne un froid terrible et nous pataugeons dans les produits chimiques. Il paraît que c’est sans risques,mais l’usine est tout de même classée Seveso. Depuis une semaine, je suis derrière cette « ligne », puisqu’on ne dit plus « chaîne », qu’on n’est plus des ouvriers, qu’ils n’existent plus. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la hiérarchie, qui ne s’appelle d’ailleurs plus comme ça. Tout ce que je connais d’elle, c’est la grosse voiture aux vitres noires que j’aperçois parfois à l’heure de la pause-déjeuner. Je ne l’ai jamais vue tôt le matin, quand je cours pour être à mon poste avant la sonnerie. Parce qu’ils ont remis les sonneries, à cause de nous, incapables que nous étions
d’être à la minute près devant notre poste. Maintenant, ça sonne quand on arrive, une première fois pour nous dire qu’il faut courir, puis une deuxième fois pour nous dire que la ligne va se mettre en marche. Et il vaut mieux être là quand le tapis se remet à dérouler, sinon les bouteilles d’engrais reprennent leur danse sans nous,avant de s’écrouler sur le sol.
Mon boulot n’est pas compliqué selon le gars qui m’a accueillie : « Tout ce que t’as à faire, c’est d’visser, tu vas y arriver ? ». J’ai dit « Oui », et j’ai vissé, vissé, et vissé pendant des heures, de gros bouchons jaunes sur de petites bouteilles d’engrais vertes. Compliqué, non, mais ça fait très mal au dos et au pouce. Avant l’étape visseuse, il y a cette fille qui remplit les bidons. Habituée de la ligne, elle m’a conseillé de la mettre en veilleuse, parce que « l’atelier des cires, là-bas, il est bien pire ». Donc je sais que si je déconne, ils vont m’y coller et que ça va être ignoble. Alors je visse et j’emballe. Je construis les cartons qui seront envoyés au magasin. J’ai un mec pour m’aider, mais il se partage entre plusieurs lignes, alors il faut anticiper,parce que la chaîne ne doit jamais s’arrêter. Jamais. Il faut aussi trier « nos » déchets, nettoyer « notre » poste, compter « nos » produits passés, par heure, par jour, et tout noter. Entre midi et treize heures, je rentre chez moi, je n’habite pas trop loin. J’ai de la chance, la fille qui remplit les bidons mange dans sa voiture, elle. Je ne sais pas comment elle tient le coup, j’ai tellement de mal à me réchauffer, qu’en rentrant, je mange collée contre le radiateur, les lèvres bleuies par le froid. Quarante minutes pour retrouver un visage humain, quarante minutes avant d’y retourner, quarante minutes avant de passer en courant devant la limousine du patron. En fin de journée, une femme viendra demander à notre petit chef la permission de s’absenter une matinée, pour un examen médical. Il lui dira non. Elle lui expliquera qu’elle est en suivi cancer. Il ne voudra rien savoir, parce que c’est impossible de ne pas se présenter au travail une matinée lorsqu’on est intérimaire. Il ajoutera cyniquement que s’il était à sa place, il ne ferait pas passer son travail avant sa santé. La femme élève seule ses trois gosses, et comme nous tous, elle est renouvelée toutes les semaines. Un écart et elle ne rempilerait pas. Elle choisira le boulot, et moi, en rentrant chez moi, rompue et gelée, je me demanderai quel est le véritable visage de la tumeur.
Cet article a été publié dans
CQFD n°77 (avril 2010)
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Paru dans CQFD n°77 (avril 2010)
Dans la rubrique Les entrailles de Mademoiselle
Par
Illustré par Tanxxx
Mis en ligne le 01.06.2010
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