Open bar
C‘était un bon job d’été, pas trop mal payé. J’avais à peine 19 ans. L’une de mes missions consistait à réaliser un inventaire immobilier au sein de l’administration qui m’employait. En pratique, je devais donc relever les références disposées sur le mobilier, les imprimantes, unités centrales, etc., sous la forme d’étiquettes. Dans un des bureaux, il y avait un médecin, d’une cinquantaine d’années, aux costumes impeccables. Je suis entrée dans son bureau sans la moindre crainte. Pourquoi aurais-je craint quelque chose ? J’ai eu droit à un sourire doucereux avant de me faire détailler en silence pendant quelques très longues secondes : visage, seins, ventre, sexe, jambes. Je me suis évidemment sentie plutôt mal à l’aise. J’ai commencé à relever les différentes références des meubles les plus éloignés de lui. Dans le bureau, il régnait un silence pesant. Pas de bruits de clavier sur lequel on pianote, rien. J’ai alors jeté un œil vers lui : il avait complètement cessé de travailler pour m’observer avec insistance, les bras croisés sur sa poitrine. Je me suis sentie tellement mal à l’aise que j’ai pris la tangente, prétextant qu’il me manquait quelque chose. Je suis retournée dans son bureau entre midi et deux, après m’être assurée qu’il était absent.
À peine avais-je commencé mon travail qu’il est entré, avec le sourire satisfait de celui qui vient de vous faire une mauvaise blague. Je lui ai dit que je ne voulais pas le déranger, que je repasserais quand il ne serait pas là. Il m’a alors donné l’ordre de faire mon travail sur-le-champ. Je me suis sentie coincée. Pour noter
les références de la petite table appelée « convivialité » et de ses quatre chaises, j’ai été obligée de me baisser, ce qu’il a visiblement apprécié. Mais il m’a également fallu passer sous son bureau, au sens propre, pour noter la référence inscrite sous le plateau. Je lui ai demandé de se lever et de s’écarter de son bureau, mais il a refusé. J’ai accusé le coup, incapable de réagir. Il a à peine reculé sa chaise, juste ce qu’il fallait pour que je passe. J’ai été obligée de me mettre à quatre pattes, sous son bureau et à ses pieds. Il a alors ostensiblement écarté les jambes. J’ai griffonné la référence du bureau en tremblant, puis en me relevant, je me suis cogné la tête. Il a ri, avant d’ajouter, satisfait : « Hé bien, voilà, c’était pas si difficile ». Il ne m’a jamais touchée. Mais je ne me suis jamais sentie aussi humiliée. Par la suite, j’ai tout fait pour l’éviter : accélérer le pas au son de sa voix, baisser les yeux face à son regard narquois. J’ose à peine imaginer ce que cela aurait été de devoir travailler à ses côtés.
Aujourd’hui, j’apprends la décision du Conseil constitutionnel d’abroger l’article 222-33-2 du Code pénal sur le harcèlement sexuel. Alors que certaines associations féministes demandaient son renforcement, la suppression pure et simple de cette loi envoie un message fort aux tenants de la « séduction à la française » : d’ici le vote d’une nouvelle loi – dans quels délais ? –, il n’y a qu’à se servir, c’est open bar.
Cet article a été publié dans
CQFD n°100 (mai 2012)
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Paru dans CQFD n°100 (mai 2012)
Dans la rubrique Les entrailles de Mademoiselle
Par
Illustré par Tanxxx
Mis en ligne le 22.06.2012
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22 juin 2012, 11:53
Excellent billet ! Qui rend bien compte de ce que peut vouloir dire le harcèlement. Chapeau Mademoiselle !