Entretien
Michel Peraldi : « L’esprit du bazar était présent à Marseille »
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Dans Cabas et Containers 2, vous décriviez le bazar de Belsunce à la fin du XXe siècle. Qu’en est-il aujourd’hui ?
« C’est un lieu qui a été “nettoyé”. Et aussi un système, dans le bon sens du terme – un monde social, professionnel, culturel – qui a été détruit. L’effacement d’un monde qui était organiquement lié à la ville. Comme toute ville portuaire, Marseille est une ville d’étrangers. Et le paradoxe de Marseille, c’est que ceux qui sont légitimés politiquement n’ont jamais occupé le centre-ville, qui a toujours reçu des gens “illégitimes”, au fond. C’est ce rapport entre activité et légitimité qui fait toute l’histoire de la ville. Belsunce est une très belle histoire marseillaise, mais elle a été gâchée. »
L’âge d’or du « commerce arabe » de Belsunce (années 1970-80), c’est une opportunité ratée en pleine crise de désindustrialisation ?
« Historiquement, le commerce a toujours été un lieu de reflux du monde ouvrier, des mondes populaires en période de crise. Avec celle des années 1930, les Italiens de Marseille deviennent bouchers, charcutiers, épiciers, plâtriers, maçons à leur compte… Il y a toujours eu une espèce d’osmose entre le monde ouvrier et le petit commerce. Et ce, malgré la tentative de la doxa marxiste, par exemple, de les opposer. Le commerce a toujours été stigmatisé, regardé avec méfiance, alors que c’est l’un des cœurs de l’économie. Et il offre des modes d’accès multiples : on y entre par le haut, par le bas, par le milieu, clandestinement, ouvertement… C’est un monde ouvert.
Et c’est cette respiration, cette osmose qu’on a coupée en cassant Belsunce. Et ça a des effets considérables, qu’on ne veut pas voir. Je l’ai écrit dans Sociologie de Marseille 3 : je pense que l’économie du shit dans les quartiers est la conséquence de l’effondrement de l’économie informelle dans la ville. Y compris en récupérant probablement les réseaux existants. C’est vraiment catastrophique. »
Belsunce, Velten, Soleil, Puces… On peut suivre sur une carte le refoulement du bazar. C’est quartiers Nord toute, non ?
« Si on fait la généalogie du monde initial, ça remonte sans doute au XVIIIe siècle. C’est tout le commerce induit que génère le port. Cette activité informelle a existé avec les gars qui construisaient les galères et qui bossaient au black pour les gens en fabriquant les barcasses de pêche, par exemple. Pareil chez les cordonniers de la marine qui dealaient des chaussures aux habitants… Tout un secteur que ne veut pas couvrir le commerce officiel, parce qu’il y a une prise de risques, parce que ça ne paye pas assez, etc. C’est comme ça depuis que ce port est port. Il faudra faire l’histoire de l’évaporation de marchandises par les travailleurs du port ou les marins. Il n’y avait pas une seule famille marseillaise qui n’avait son service en porcelaine de Chine qu’on avait acheté à un docker qui était un cousin à la tante à Jeanine. Le tabac, les oranges de Noël, etc. Cette évaporation, ni illicite, ni criminelle, génère un commerce.
Mais la bourgeoisie locale a organisé l’amnésie de cette réalité-là. Elle ne parle que d’un passé glorieux lié aux colonies et aux industries en découlant. On ne veut pas voir ce commerce-là, parce qu’il signifie que la ville appartient à d’autres. Le port de Marseille, qui est un lieu de travail, a toujours été occupé par les classes populaires. Et ce commerce va avec. Avec la prostitution, avec les bars, avec tout ça. Ce qui ne veut pas dire qu’on serait là dans de sombres machineries de type mafieux, pas du tout. Si on veut avoir un témoignage archéologique de ce rendez-vous manqué, de ce qu’était Marseille dans les années 1970, il suffit d’aller à Istanbul. Istanbul est toujours une ville de commerce, traversée par mille flux “touristico-commerciaux”, et la ville assume et vit de ça. »
Un forain de La Plaine 4 me disait qu’un petit cousin lui avait demandé de le prendre avec lui sur le marché dès qu’il sortirait de prison. « Qu’est-ce que je vais lui dire ? Que La Plaine c’est fini ? Qu’il retourne au deal ? »
« Il a raison. Il faut arrêter de penser que le commerce est un milieu de mafieux, de rufians 5, de gens cupides. Si la doxa marxiste et la CGT n’étaient pas ce qu’elles sont, on pourrait faire une histoire des mondes ouvriers à Marseille dans leur proximité avec les mondes de l’artisanat, du commerce. Et on ferait une toute autre histoire des mondes portuaires, avec ces porosités et ces respirations. Parce qu’un salaire ouvrier, c’est de la merde, alors comment on respire ? En travaillant au noir, en bricolant. »
« On fait la guerre à la manière dont les classes populaires occupent cette ville, s’en occupent et y vivent. »
Amers, les forains expulsés de La Plaine disent que « les marchés, c’est fini »… Exagèrent-ils ?
« Ils ont malheureusement raison. On ne veut plus d’eux. Mais on peut aussi utiliser la métaphore du sparadrap du capitaine Haddock : c’est un truc qui recolle toujours quelque part. Je le vois sur Paris, qui a subi un nettoyage encore plus radical. Eh bien, à Barbès, à Château-Rouge, on retrouve les ambiances de Belsunce dans les années 1970. Tant qu’il y aura des classes populaires, et tant qu’on pourra encore tricher pour consommer, il y aura des marchés comme ça. Tu peux te faire un petit plaisir en achètant à deux balles un truc qui devrait en coûter 200, et personne n’est dupe.
Ils me font rire, ceux qui râlent sur la contrefaçon. Mais ce sont les marques elles-mêmes qui organisent ça, pour toucher tout le monde, en Afrique et dans les quartiers populaires. Il y a des ateliers qui fabriquent des vestes Saint-Laurent dans le bazar d’Istanbul. Au lieu de 700, ça coûtera 20 euros. Et Yves Saint-Laurent est parfaitement au courant : il fait sans doute fabriquer par le couturier turc pour 10 euros pièce les fringues vendues 700 à Paris, en sachant pertinemment que le bonhomme va ensuite les décliner en six ou sept séries destinées à être vendues à des prix différents sur des marchés différents. »
À Marseille, la mise en vitrine touristique, au lieu d’intégrer l’identité portuaire et méditerranéenne, la désintègre. Tendance suicidaire ?
« Non, on est dans une guerre. On fait la guerre à la manière dont les classes populaires occupent cette ville, s’en occupent et y vivent. Le commerce qui se pratique encore à Noailles, par exemple, ce n’est pas que la vente foraine, mais c’est tout un ensemble de services et de modes de relations. C’est toute une économie des mondes populaires, et c’est ce qu’on veut chasser de cette ville. »
Fin 2005, après la mort de Zyed et Bouna et l’embrasement qui a suivi, le préfet Frémont déclarait que Marseille n’avait pas explosé parce qu’ici il n’y a pas de banlieue. Mais en tuant le marché de La Plaine, la mairie casse le lien très fort entre les quartiers et le centre...
« Ce n’est pas une question géographique ou spatiale, mais une question sociale. Marseille est une des dernières villes en Europe où les classes populaires sont encore en centre-ville. Et pas que dans le centre, d’ailleurs. Elles occupent la ville. J’ai eu des conversations surréalistes avec des membres de la vieille bourgeoisie marseillaise qui te disent : “ Ils nous ont chassés ! ” Mais tu étais là quand ? Au XVIIIe siècle ! “ On nous a chassés de Belsunce ! ” Mais quand ça ? En 1770 ? Ici, les bourgeoisies n’ont jamais été en ville, elles ont toujours été sur les bords, dans les bastides, sur les hauts de la rue Paradis. Alors, quand ils se réapproprient une artère majestueuse comme la rue de la République, c’est une armée suisse, il n’y a personne derrière ! On se réapproprie, mais en réalité on vitrifie, on tue l’espace.
Du coup, les politiques sont à la recherche de n’importe quelle chimère pour occuper l’espace. Mais pour l’instant ils ne l’ont pas trouvée. Le tourisme, à Marseille, c’est une chimère. Une entreprise de moralisation. On a l’impression que le touriste va domestiquer cette ville. À Marrakech, encore, ça fait vivre le bazar, mais ici, c’est le contraire. Et c’est pour ça que c’est détestable. Sans compter les effets dévastateurs, à Paris comme à Barcelone, du phénomène AirBnB, qui tue les villes. Rome, Florence sont en train de mourir du tourisme. Imaginer que la solution pour une ville c’est le tourisme, voilà un pari très risqué – et le plus drôle, c’est que dans le Belsunce des années 1970-80, les touristes auraient eu des frissons dans le dos comme à Marrakech aujourd’hui.
C’est pour ça que je parle de guerre. On aurait pu imaginer une négociation. La rénovation de Belsunce est une vieille machine de guerre, une vieille entreprise qui a commencé dans les années 1970. Mais personne n’a imaginé qu’on pouvait discuter avec “ces gens-là”, avec les commerçants maghrébins. Et c’est une erreur colossale. »
« Vous, les bourgeoisies, vous colonisez une ville dans laquelle vous n’avez jamais été. »
L’hostilité des élites envers le bazar n’est-elle pas empreinte de mépris postcolonial ?
« Ce mépris, c’est un millefeuille. Il y a une couche postcoloniale, une couche anti-populaire, une couche contre le commerce. Ça s’accumule. Et ça donne une vision péjorative et stigmatisante. C’est terrible, parce qu’elle est anti-économique, en plus ! Il faut relire le rapport Mercier, président de la chambre de commerce, qui déplorait la vivacité du bazar de Belsunce. Parce qu’ils estimaient que leur commerce à eux, c’était la rue Saint-Ferréol et Plan-de-Campagne 6. Et ce commerce-là était concurrencé, et c’est vrai, par Belsunce. Mercier préconisait l’expulsion de Belsunce jusqu’après l’Estaque 7. C’est ce qui a finalement donné le marché aux Puces actuel 8. Il pensait que mécaniquement, les clients du bazar iraient “ chez nous ”. N’imaginant pas toute la culture qui régit ces lieux, la connaissance des autres, la connaissance intime qu’ont ces commerçants de leurs clients. »
Familiarité qui explique l’émotion des client.e.s du marché de La Plaine à l’annonce de sa fermeture…
« C’est brutal. Un nettoyage, une guerre. Déjà à la fin du XIXe siècle, on critiquait le marché installé sur l’emplacement de l’ancien cimetière Saint-Charles, là où se trouve, aujourd’hui, l’ensemble HLM du Racati. Il y avait un marché, genre Puces, où on trouvait de tout : des tondeurs de chien, des barques d’occasion, de la contrebande… À l’époque, on publie des textes très violents contre ce “marché aux voleurs”. C’est déjà un vrai front social pour cette bourgeoisie qui n’occupe pas la ville. Quand elle occupe la ville, comme à Lyon, la bourgeoisie a des positions différentes : on laisse des espaces à la plèbe, dans une sorte de part du feu. J’ai dit un jour à Gaudin [maire LR de Marseille depuis 1995], qui parle souvent de “reconquête” du centre-ville : “Ce n’est pas une reconquête, Monsieur le maire, mais une conquête. Vous n’avez jamais été là, c’est une colonisation. Vous, les bourgeoisies, vous colonisez une ville dans laquelle vous n’avez jamais été.”
Il y a quelques jours, sur le marché, un forain disait qu’il a l’impression, quand Chenoz 9 leur parle, d’avoir affaire à un gouverneur de pays colonisé…
« Ça ne m’étonne pas. Mais un administrateur colonial, aussi raciste fût-il, respectait la part du feu : le marché indigène, dans lequel il ne mettait pas les pieds. Lyautey, au Maroc, respectait la “ ville indigène ”. Alors qu’ici, il n’y a même pas ce respect-là. On conquiert un espace qu’on considère disponible. L’obsession, c’est de faire monter les prix du foncier. »
La bourgeoisie marseillaise, dépossédée du port par le centralisme jacobin, a investi dans la pierre…
« La bourgeoisie locale a explosé en vol dans les années 1960. Une partie s’est reconvertie dans l’immobilier, mais beaucoup sont tout simplement partis. En réalité, c’est une classe moyenne de petits propriétaires qui a pris le pouvoir. Et pour elle, si tu achètes un bien à 500 euros le mètre carré, il faut qu’en dix ans ça ait doublé, sinon tu as raté ta vie ! Comme ils ne peuvent pas tenir toute la ville, ils la divisent. Ce qu’a obtenu Gaudin, c’est que la moitié sud atteigne les prix de Nice et de la Côte d’Azur. Pour cela, il l’a “décontaminée” de l’influence des quartiers Nord pour la revaloriser, en accentuant la partition de la ville. »
« À l’opposé de cet esprit du bazar, un rapt intellectuel, opéré par l’idéologie libérale, s’est emparé de l’idée de marché pour en faire un concept. »
Le foisonnement du « souk » et ses liens avec l’autre rive de la Méditerranée ne contredisent-il pas la thèse de votre Sociologie de Marseille, selon laquelle cette cité n’est plus qu’une ville de province ?
« Malheureusement non. Il reste bien des “ traces archéologiques ” de ces villes qu’a été Marseille. De cette ville portuaire, de cette ville industrieuse, mais ce qu’il en reste, c’est peanuts ! Juste un fait : quelle est la région du monde vers laquelle on se déplace le plus au départ d’ici ? Ce n’est ni l’Algérie, ni la Tunisie, ni la Grèce, ni la Turquie… Ni même l’Espagne ou l’Italie. C’est Paris. Comme Toulouse ou Grenoble. Toutes les villes de ce pays sont tournées vers Paris. La liaison avec la Méditerranée est devenue un fantasme.
Imaginez, dans les années 1970, on avait calculé avec [le sociologue Alain] Tarrius que 30 000 personnes débarquaient chaque week-end d’Algérie pour venir acheter à Belsunce. Ça nourrissait la ville. Et on aurait pu continuer, faire comme Istanbul. Ce ne sont pas les croisiéristes qui vont remplacer les anciens chalands en dépensant au mieux 50 euros [au nouveau grand centre commercial ] des Terrasses du Port.
Dans les années 1980, et jusqu’en 1995 malgré l’instauration des visas obligatoires, Marseille s’était spécialisée dans les bagnoles. Il y avait des garages partout, ça remontait jusqu’aux abattoirs de Saint-Louis. Dans les cités, on faisait hôtel informel pour les acheteurs arrivés du bled. Ça donnait du boulot à plein de monde. Comme on a entravé ça, et que le marché se réorganise continuellement, les routes se sont orientées ailleurs. Anvers [en Belgique], par exemple. Chaque année, entre 400 000 et 500 000 bagnoles d’occasion partent du port d’Anvers en direction de Cotonou [au Bénin]. Tout ça passait avant par Marseille… »
Vous avez travaillé au Maroc. Qu’observez-vous là-bas qui puisse éclairer la situation marseillaise ?
« Au Maroc, l’industrialisation ayant été superficielle, on sent encore l’esprit du bazar. Le bazar, c’est un espace où le marchand et le client font un pacte. La familiarité, c’est important. Le marchandage est un acte de civilité entre égaux. Ce n’est pas ce sport de combat qu’en ont fait les touristes – “Ouais, je l’ai bien entubé.”
À l’opposé de cet esprit du bazar, un rapt intellectuel, opéré par l’idéologie libérale, s’est emparé de l’idée de marché pour en faire un concept. Le marché-concept nous a volé le marché-lieu. Le marché est pourtant bien un lieu, avec son éthique, où les rapports sociaux sont remis à plat. Sur La Plaine, la vieille dame maghrébine ne sera pas moins bien traitée que le bourgeois bling-bling venu s’encanailler. Cet esprit du bazar était présent à Marseille jusqu’à la fin du siècle dernier. Rien ne ressemble autant à Istanbul que le Marseille des années 1970. Je le dis avec un peu de nostalgie et beaucoup de rage. Marseille pourrait être aujourd’hui aussi dynamique qu’Istanbul. »
1 Belsunce et Noailles se trouvent en centre-ville, les Aygalades en sont un peu plus éloignées.
2 Cabas et Containers – Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers, ouvrage collectif, éd. Maisonneuve & Larose, 2001.
3 Michel Peraldi, Claire Duport et Michel Samson, éd. La Découverte, 2015.
4 Lire « Sur La Plaine, le marché des derniers jours », publié dans le même numéro de CQFD.
5 Proxénètes.
6 Plan-de-Campagne est une immense zone commerciale posée au milieu de rien entre Marseille et Aix-en-Provence.
7 Quartier situé à l’extrémité nord de Marseille.
8 Installé à mi-chemin entre le centre-ville et l’Estaque, aux abords du grand port de commerce.
9 Gérard Chenoz, adjoint au maire délégué aux Grands Projets d’attractivité, en charge du projet contesté de requalification du quartier.
Cet article a été publié dans
CQFD n°169 (octobre 2018)
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Paru dans CQFD n°169 (octobre 2018)
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Illustré par Marine Summercity
Mis en ligne le 29.01.2019
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