Dossier « Guerre aux marchés populaires »

« Il vasto mondo degli ambulanti » (Naples contre la gentrification)

Au pied du Vésuve, la vente de rue et ses bancarelle 1  escamotables sont vieilles comme le monde. Les pauvres y ont inventé des codes, des gestes et une langue qui clament une richesse entrevue. Dans ce « vaste monde des ambulants », Africains et autochtones se côtoient aujourd’hui. Mais ce n’est pas du goût de certains…
Par Claire Favre-Taylaz

« On nous éloigne, on nous oblige à fermer à 15 heures, la police municipale nous harcèle, alors qu’on est des braves gens. » Debout derrière son stand, l’homme l’a amère. « Parce que je vais te dire : si nous on est encore ici à vendre nos babioles, c’est que nous ne sommes pas des bons voleurs ! » Antonio a toujours gagné sa vie dans la rue, en vendant de la quincaillerie, des bijoux et des montres bon marché. Et quand il parle de « bons voleurs », on ne sait pas s’il pense aux pickpockets qui, eux, continuent à pulluler autour de la gare centrale, d’où le marché informel a été refoulé au nom de la rénovation. Ou s’il vise plutôt les enseignes Burger King, 100 Montaditos, Foot Locker et Desigual qui ont pris sa place, dans la nouvelle galerie marchande…

Ce petit homme brun, la cinquantaine costaude, a travaillé sans patente sur l’esplanade de la gare centrale de Naples jusqu’à la fin des années 1990. « Comme mon père et mon grand-père avant moi. Ce sont eux qui m’ont appris le métier.  » Il y a maintenant dix-huit ans qu’il a été déplacé avec ses collègues 200 mètres plus loin, sur ce qu’on appelle aujourd’hui « le marché inter-ethnique de la via Bologna ».

À l’époque, Antonio, avec quelques dizaines d’autres commerçants ambulants, en majorité sénégalais, a entamé ce qu’il appelle « une longue lutte », faite de négociations avec la mairie et de manifestations au côté d’associations sénégalaises et antiracistes. Ils ont obtenu la régularisation de leur petit marché – quelques dizaines de stands. Pas assez près de la gare pour retrouver le succès d’antan, alors que la place centrale est aujourd’hui investie en grande partie par des restaurants et des boutiques de grandes chaînes nationales et multinationales.

« Requalifier et valoriser »

Voilà le résultat du projet « Grandi Stazioni », qui a pour but, selon son site internet, de «  requalifier, valoriser et gérer les quatorze principales gares italiennes ». Grâce à la societé Grandi Stazioni Retail, contrôlée par un consortium italo-français (Antin-Borletti-Icamap), la gare de Naples héberge maintenant les enseignes internationales citées plus haut. Côté plébéien, seuls les vendeurs à la sauvette et les arnaqueurs de touristes hantent encore le parvis.

«  On était mieux sur la place Garibaldi, il y avait plus de passage », regrette Antonio, en s’efforçant de camoufler son dialecte napolitain : « Je vends des petits objets de rien du tout, alors pourquoi les gens devraient faire un détour pour venir jusqu’ici, alors qu’on peut acheter ces marchandises n’importe où ? »

Les projets de « Grandi Stazioni » sont vus comme une menace supplémentaire pour les marchés populaires. À raison. Les plans pour les futurs environs de la gare indiquent que la via Bologna devrait être dégagée toute la journée pour permettre aux voitures de se diriger sans encombres vers un parking mitoyen. Jusqu’à présent, on a trouvé des médiations, et la mairie s’est contentée de resserrer les horaires d’ouverture, alors qu’auparavant, ils étaient bien plus flexibles.

Pierre, représentant de la communauté sénégalaise, est lui aussi inquiet  : « Les patentes pour le marché de la via Bologna ont expiré depuis quelques semaines », informe-t-il dans un italien impeccable qui lui vient à la fois de sa déjà longue existence ici, mais également de ses études universitaires en lettres modernes : «  On va souvent solliciter les assesseurs du maire, ils nous disent de patienter, mais on ne doit pas s’endormir, sinon… »

Agressions racistes

Selon le syndicat CGIL, en une semaine, début août, une dizaine d’agressions ont ciblé des Africains entre Naples et Caserta, dans la région de Campanie. Parmi les victimes, Cissé, un ambulant sénégalais blessé par balle à la jambe le soir du 6 août, à proximité de la via Bologna. Tiré comme un lapin par des jeunes Blancs en scooter, alors qu’il discutait sur le trottoir avec des amis. Certains parlent d’agression raciste, d’autres évoquent des représailles contre les dealers africains. Les tireurs se seraient trompés de cible…

« Il est possible que des camorristes aient ciblé mon neveu et ses amis en croyant que c’était quelqu’un d’autre. L’enquête est en cours  », explique Omar, l’oncle de Cissé, rencontré à la sortie de la mosquée, fort élégant dans son kamis de pèlerinage bleu ciel. Il est médiateur culturel et habite Naples depuis plus de vingt ans. « Mais ce qui est sûr, c’est que si ça arrive maintenant, ce n’est pas par hasard. On assiste à une vague de violences contre les migrants. Et ce climat de haine contre les étrangers dans le pays, c’est clairement le gouvernement qui en est responsable.  »

La via Bologna traverse le quartier populaire du Vasto, où les tensions entre certains Italiens et une partie des immigrés africains – présents depuis longtemps et plus nombreux ici qu’ailleurs – se sont accrues ces derniers mois. L’arrivée d’un petit millier de jeunes demandeurs d’asile, entassés dans une dizaine d’hôtels malfamés, tous situés dans un étroit périmètre et convertis à la va-vite par la préfecture en « Centres d’accueil extraordinaire pour migrants » (Cas), a inquiété bon nombre d’habitants. D’autant plus que l’opinion est soumise depuis des années à des campagnes de la droite locale contre les musulmans et les clandestins. Ce qui, en s’ajoutant aux économies criminelles de toutes les origines, très vivaces dans la zone, ainsi qu’à la banalisation politique du racisme après l’arrivée au gouvernement d’un parti d’extrême droite tel que la Ligue de Matteo Salvini, a fait du quartier un ghetto chaud bouillant.

« Le parti néo-fasciste Casapound a pris la tête du comité de quartier. Du coup, certains membres ont fui ce noyautage politique et fondé une autre association qui se définit “ non-raciste ”, mais pas non plus “ antiraciste ” », explique Cesare, un militant de la gauche libertaire qui habite à proximité du marché. En jetant un œil sur la page Facebook de ce groupe « non-raciste », nommé Comité Orgoglio Vasto (« Fierté Vasto »), on tombe sur des commentaires d’internautes se réjouissant des opérations de police contre les « extracommunautaires » et qui brandissent le slogan « Loi, civisme et sécurité ». Un message encourage les gens à « parcourir la rue plusieurs fois en voiture après 15 h, pour déranger les ambulants ». Un autre remercie le policier municipal qui lui a assuré qu’il «  s’occuperait de faire respecter la fermeture du marché à 15 h pile ». Le même internaute s’adresse aussi aux «  amis sénégalais  », souhaitant qu’ils respectent les règles «  pacifiquement  », en attendant la réalisation du « très beau projet du marché des couleurs ». Ce « marché des couleurs » est le dernier avatar de la stabilisation du marché promise à maintes reprises par la Mairie, puis oubliée ou écartée. Car, à terme, certains élus aimeraient bien que tout cela disparaisse, balayé par un mauvais coup de vent.

« Ici, je suis bien »

Vêtue d’une robe bleue à fleurs orange, une vendeuse de via Bologna, Merit – « comme la marque de cigarettes  » –, s’entend à merveille avec ses clients. Ils lui achètent du beurre de karité, des brosses à dents, des graines de melon, du poisson séché, des perruques de tresses afro. Ils viennent ici exprès, parfois de loin, d’autres quartiers, pour lui acheter les produits qu’elle ramène de ses voyages au pays. Une petite Gitane s’approche en l’appelant « maman » et mendie « un petit cadeau ». Un jeune couple s’arrête pour s’offrir, à crédit, de la crème pour blanchir la peau. D’autres passent juste pour saluer et bavarder un moment.

Merit se souvient de ce qui l’a amenée ici : « Je suis partie en avion du Nigéria il y a 23 ans et je suis arrivée en Allemagne, puis j’ai pris un train pour la France, puis j’ai changé pour Rome et enfin j’ai débarqué ici, à Naples. Comme j’avais fini tous mes sous… je suis restée. Au départ, je voulais aller à Turin, mais je ne connaissais pas la route. Ici, à Naples, je suis bien. Perfect ! » Un large sourire fend son visage rondelet. Tout autour, le marché de Vasto bruisse et fourmille. Il est bientôt 15 heures et les flics municipaux commencent à s’impatienter.

Giulia Beatrice Filpi

1 Stands, étals.

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