Les vieux dossiers

La loi des marchés médiévaux

Par Mickomix

Entre autres joyeusetés, on trouve sur le Web plusieurs calendriers recensant de manière exhaustive les centaines de fêtes médiévales programmées de nos jours sur tout le territoire hexagonal, du nord au sud et de l’est à l’ouest. De « la Journée des gueux » d’Almenêches (Orne) à « Lou Mirabeou » aux Pennes-Mirabeau (Bouches-du-Rhône). Joute chevaleresque et marché haut en couleur se partagent les faveurs du public. Loin du très institutionnel et droitier Puy-du-Fou, ces sympathiques fêtes de village permettent tous les déguisements – seigneur ou vilain, jongleur ou bateleur, prêcheur ou bergère – et toutes les facéties dans une ambiance parfois des plus carnavalesques. Le terme de foire, issu du latin feria, évoque encore pour nous la fête et ses débordements alors qu’au Moyen Âge, les grands rassemblements de marchands, d’artisans, de paysans et de financiers venus des quatre coins de la Chrétienté étaient très strictement encadrés.

Le renouveau et le développement des foires et marchés furent étroitement liés à l’essor économique que connut le continent européen à partir du XIIe siècle. Si le marché restait une réunion hebdomadaire d’importance locale, les foires, souvent associées à une fête religieuse, pouvaient se prolonger plusieurs jours – jusqu’à cinquante d’affilée pour celles de Champagne, les plus importantes – et jouissaient d’un rayonnement très étendu en lien avec le commerce au long cours. Il faudrait néanmoins distinguer les véritables foires commerciales – enjeu économique, financier, social et politique – et les simples fêtes à la gloire d’un saint patron comme celle de Saint-Gilles-du-Gard, qui attiraient une foule de pèlerins et, dans leur sillage, de très nombreux marchands. Et se rappeler que le temps médiéval, peu concerné par les oukases de la productivité économique, était à mille lieues du time is money du capitalisme triomphant.

Marque de prestige et sources de revenus, foires et marchés étaient l’objet d’une attention tatillonne de la part des autorités seigneuriales et royales. Ainsi, à Paris, Philippe Auguste (1165-1223) réglementa lui-même le commerce des denrées essentielles – viande, pain et vin – sur le grand marché central qui est à l’origine du quartier des Halles. Et c’est là aussi une spécificité du Moyen Âge qui se prolongera au-delà de la Renaissance : l’exercice de la concurrence était assujetti à une kyrielle de règlements administratifs et corporatifs pesant fortement sur les profits et l’accumulation. Les lois du marché n’avaient que peu à voir avec les pratiques des marchés. Il s’agissait pour le pouvoir de garantir l’égalité des vendeurs, de protéger les chalands et de limiter la fraude dans un monde où monnaies, poids et mesures n’étaient point encore unifiés. L’ensemble des transactions devaient se dérouler en public, dans des lieux et des temps définis, notamment pour permettre aux acheteurs de mûrir leurs choix. Pendant les « jours de montre », on exposait et on négociait et, pendant les « jours d’issue », on concluait les ventes. Par ailleurs, dans certains États ou principautés, le souci du bien public pouvait conduire les autorités à imposer des prix réglementés pour les produits locaux d’usage courant. Ainsi étaient appliqués des prix minimaux en période de surabondance afin d’éviter la ruine aux producteurs et des prix maximaux en période de pénurie pour tuer dans l’œuf toute tentation de manœuvre spéculative. Quant aux activités financières, elles devaient emprunter des voies souterraines du fait de la condamnation de l’usure par l’Église, relayée par des interdictions administratives.

Face à tous ces obstacles, les grands marchands ont quand même réussi à maximiser leurs profits et à accumuler du capital, notamment en confiant la gestion de l’argent à des communautés non soumises aux tabous chrétiens sur le prêt à intérêt. Ils se rapprochèrent aussi des cercles du pouvoir féodal afin d’obtenir la protection légale des monopoles qu’ils étaient parvenus à bâtir à l’instar des Génois sur la soie sicilienne ou des marranes portugais sur les pierres précieuses. Un jeu d’enfant tant les princes de l’époque étaient continuellement désargentés. Plus tard, à la Renaissance, le développement des échanges lié à la constitution des empires coloniaux sonnera la naissance d’un capitalisme commercial débarrassé du carcan médiéval. Mais, pendant encore longtemps, les lois des marchés, solidement enracinés dans les villes et les villages, échapperont à la loi du marché. L’assimilation du capitalisme au marché est d’ailleurs une entreprise idéologique fort récente : « La négation de l’histoire que les promoteurs actuels du capitalisme propagent avec ferveur en confondant capitalisme et marché a clairement comme objectif opérationnel de perturber et d’entraver toute tentative de penser une alternative au capitalisme contemporain tel qu’il est, et à celui qu’ils rêvent pour demain, en tendant à cantonner ceux qui s’y consacrent à la recherche, historiquement irréaliste, d’une alternative au marché. » 1

Iffik Le Guen

1 « Capitalisme et marché à la Renaissance », Serge Walery, Alternatives économiques, 2006.

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