Les dernières nouvelles de la Zad d’Alsace
La rocade autoroutière au forceps
« Tu te rends comptes de l’énormité du truc ? », s’étouffe Yves*. « Les juges du tribunal administratif de Strasbourg nous expliquent qu’ils ont “un doute sérieux quant à la légalité ”du saucissonnage 1 du dossier du Grand Contournement ouest de Strasbourg et de ses impacts, mais qu’ils ne suspendent pas les travaux préparatoires“ à titre exceptionnel ”, car ceux-ci “ s’accompagnent de troubles à l’ordre public nécessitant la présence des forces de l’ordre ”. En résumé : on pense que le GCO est illégal et mauvais, mais parce que la majorité de la population lutte contre, avec les pasteurs, les jeunes, les anciens, les maires, les députés... on ne l’interdit pas. Comment font-ils pour garder leur calme là-bas ? »
Militant habitué des luttes de terrain en France, Yves agit à Notre-Dame-des-Landes, à Bure contre l’enfouissement des déchets nucléaires, et donc ici, à l’ouest de Strasbourg. Là où l’État et la justice déroulent le tapis rouge à la multinationale Vinci 2, qui détruit petit à petit 350 hectares de magnifiques forêts et de terres nourricières pour y installer un contournement autoroutier 3. Une route à péage à plus de 360 millions d’euros, dont la moitié d’argent public, pour un grand projet inutile et imposé (GPII), vieux de près d’un demi-siècle. « J’en ai vu des scandales, mais c’est la première fois que je vois une telle succession de passages en force, de mépris, de foutages de gueule complets. C’est une preuve de plus que la démocratie à la française, si elle a jamais existé, est morte et enterrée. Sa tombe vient même d’être profanée. L’État et Vinci en ont profité pour chier dessus. »
Nous sommes le 26 septembre 2018, quelques heures après cette incroyable décision du tribunal. Juste avant, la condamnation de deux opposants à plusieurs mois de prison avec sursis pour s’être opposés à des gendarmes et à l’abattage d’arbres avait donné le tempo : la journée allait être galère. Dans la continuité d’un mois de septembre éreintant.
Début juillet, une commission d’enquête publique avait pourtant rendu un avis défavorable au projet. C’était même la septième fois qu’une instance indépendante se prononçait contre le GCO, principalement pour des raisons environnementales (défrichements, mise en danger du fameux « grand hamster d’Alsace »…). Las, la préfecture a choisi… de s’en moquer royalement.
Le 10 septembre à l’aube, plus de 500 gendarmes mobiles évacuent la zone à défendre du Moulin, à Kolbsheim, occupée depuis un an. Près de 200 personnes étaient réunies dans la petite clairière jouxtant le moulin, en face de vergers pluriséculaires. Le tout avec l’accord du propriétaire des lieux, un châtelain, mais aussi l’aide de la plupart des élus locaux et autres députés (y compris LREM), tous gazés et violemment secoués. Les pandores auront même marché sur Germaine, 89 ans, l’une des figures de la lutte, qui peinait à se sauver avec son déambulateur. Cette habitante du village était si choquée qu’elle tenta de convertir ceux qui la bousculaient : « Elle est si belle, ma forêt. Il faut venir nous aider de partout. À mon âge, je n’ai plus tellement de choses à attendre de la vie. Mais je le fais pour la planète, pour les jeunes générations et pour vous. »
Le lendemain, 750 manifestants se réunissaient dans le bourg assiégé par les forces de l’ordre et les machines de l’entreprise Holtzinger, qui commençaient leur funeste travail. « On aurait dû reprendre la zone à ce moment-là. Mais le mouvement est trop pacifiste, trop cadré, trop alsacien finalement. Et pourtant nos aînés nous ont montré la voie dans les années 1970 en faisant capoter tout un tas d’installations de centrales nucléaires et autres industries chimiques polluantes. On s’est endormis ces dernières années », regrettait Hubert* lors du grand rassemblement du samedi suivant.
Ce jour-là, 15 septembre, quelque 3 000 manifestants se retrouvent à Kolbsheim, des drapeaux régionalistes côtoyant des étendards noirs de l’anarchie. Après une marche le long de la Bruche, tous atteignent la zone les larmes aux yeux, la rage au cœur. « Regarde-moi le carnage qu’ils ont fait en seulement quelques jours ! »… Gilbert* ne pouvait masquer sa colère face au spectacle : forêt et vergers transformés en désert, les seuls animaux sur place étant désormais les gendarmes. Le face-à-face entre les milliers d’adultes, d’enfants, de maires et de représentants d’associations, et les forces de l’ordre, sur le minuscule pont, a duré quelques minutes. Ou une éternité. « Votre boulot est donc de protéger le saccage de l’environnement ? Honte à vous ! » Hubert, en première ligne, fulminait : « Tu vois, juste derrière les cinq brigadiers qui nous barrent la route de la Zad, ce sont les représentants de la préfecture. Les trois mecs en costume, là, qui rigolent. » La scène disait tout du mépris des autorités. « Là aussi, on aurait dû rentrer sur la zone, au lieu d’attendre les recours en justice. À quoi ça sert de rester bien tranquilles, bien sages ? »
Les jours suivants ont donné raison à cet opposant de la première heure, originaire d’un village voisin. Les arbres sont tombés par centaines ; champs et les vergers ont été labourés par les engins des amis de Vinci. Et ce alors même que tous les recours juridiques ne sont pas purgés... Une habitude.
« On est tristes, choqués par tout ça, mais ça ne brise pas notre détermination. Il reste une dizaine d’hectares [de forêt] à sauver sur les vingt au total », expliquait il y a quelques jours Bruno Dalpra, du collectif GCO Non Merci. Les associations comme Alsace Nature ne baissent pas les bras. Elles ont réussi à faire reconnaître que les compensations écologiques proposées par les promoteurs du projet sont très largement « insuffisantes » et « inadaptées ». Les 14 et 20 septembre, elles ont obtenu deux victoires judiciaires : la suspension d’arrêtés autorisant la construction d’un viaduc et la coupe d’une trentaine d’arbres. « C’est un foutage de gueule de plus, cette notion de compensation », commentait Éric*, qui n’a pas hésité à déborder le mouvement sur sa gauche en participant à la reprise de la zone à défendre du Moulin dans la nuit du 21 au 22 septembre. Depuis, la réoccupation se consolide autour de ce qu’il reste de végétation. « Ben oui, ils ne comprendront que le rapport de force. Alors allons-y. »
* Le prénom a été modifié.
1 On appelle « saucissonnage » le fait de découper un projet en plusieurs parties, ce qui cultive l’opacité et permet parfois de s’affranchir de certaines règles d’urbanisme.
2 Via sa filiale dénommée Arcos.
3 Lire « Une Zad en Alsace ? », CQFD n° 166, juin 2018.
Cet article a été publié dans
CQFD n°169 (octobre 2018)
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Paru dans CQFD n°169 (octobre 2018)
Dans la rubrique Actualités
Par
Illustré par Cyop & Kaf
Mis en ligne le 20.11.2018
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