Construire pour les riches, détruire pour les pauvres
Capitale Istanbul
CQFD : Pour commencer par le début, qu’est-ce qu’Istanbul aujourd’hui ?
Ulus Atayurt : J’ai 37 ans et je suis né à Istanbul. Donc, avant tout, c’est ma ville ! Ma famille, originaire des Balkans, est installée ici depuis quatre générations et demie. Jusqu’au milieu des années 1990, on peut dire que j’étais un habitant « normal ». En 1996, la Banque mondiale a pondu un rapport sur la Turquie qui décrétait que le pays devait avoir au moins deux aires métropolitaines de première importance. Petit à petit, on a découvert ce que signifiait être une ville globale. Sur un plan personnel, c’est à ce moment que j’ai commencé à voyager dans la ville, à aller à gauche, à droite.
La même année, le deuxième congrès mondial « Habitat » – c’est une agence de l’ONU chargée des questions de la ville et du logement – était organisé à Istanbul. Il n’y a aucune coïncidence là-dedans : l’un des principaux thèmes du congrès était la gestion et l’organisation des gecekondus [littéralement « maison construite en une nuit », quartiers d’habitat informel] de la ville. Mais malgré une bonne volonté de surface, Habitat n’a rien changé du tout. Au contraire, on s’est rendu compte progressivement qu’Istanbul attirait de plus en plus de promoteurs privés… Parallèlement, l’industrie a commencé à disparaître de la ville. Il faut savoir que dans les années 1960 et 1970, Istanbul était un centre de production très important qui représentait peut-être 40 % de la production nationale : or, pendant la première année au pouvoir de l’AKP, le parti islamo-conservateur néolibéral au pouvoir depuis 2002, la désindustrialisation s’est accélérée : 530 000 emplois ont été supprimés ici…
C’est vers cette époque, au début des années 2000, que j’ai commencé à m’impliquer plus sérieusement dans les questions du droit à la ville. Je travaillais dans un magazine d’architecture nommé Istanbul. Mon boulot consistait surtout à choisir les sujets. Un jour, en faisant des recherches pour un papier sur les tramways, je me suis rendu compte que quelque chose ne tournait pas rond dans cette ville. En 1946, il y avait au moins 42 lignes de tram différentes. Soixante-cinq ans plus tard, il n’en restait pas une seule. Qu’est-ce qui avait pu se passer ? On a creusé la question, et, au journal, on a multiplié les sujets sur les gecekondus et les habitants d’Istanbul.
Justement, peux-tu nous parler de ces derniers ? Qui sont les Stambouliotes ?
Selon le recensement de 2007, Istanbul compte 13 millions d’habitants. C’est le chiffre officiel. En 1946, il y avait 900 000 habitants. Comment est-on passé de moins d’un million à 13 millions ? Au cours du xxe siècle, il y a eu plusieurs afflux de population : exode rural, réfugiés kurdes, mouvements liés aux guerre d’Irak et d’Afghanistan, ainsi que des migrations plus récentes en provenance d’Afrique de l’Est. Aujourd’hui, la majorité des habitants d’Istanbul sont turcs. Il y a également de plus en plus de « citoyens globaux » : beaucoup d’Anglo-Saxons s’installent ici pour travailler, par exemple.
Jusqu’aux années 2000, l’essentiel des migrants ruraux avait l’habitude de s’installer dans les quartiers de gecekondus. Mais depuis quelque temps, les évictions s’y sont multipliées : l’objectif politique est de faire disparaître ces quartiers illégaux.
Qui souhaite les voir disparaître ? Est-ce la mairie ?
Non, c’est le gouvernement central à travers un organisme appelé TOKI, l’agence turque de développement du logement. Les décisions prises par TOKI outrepassent toutes les autorités locales : c’est le gouvernement central qui gère la rente foncière [la valeur des terrains et les bénéfices qui en sont tirés]. Cette lutte contre les gecekondus est assez problématique, parce qu’ils doivent quand même faire face à l’afflux de population : ils laissent donc parfois les gens construire, dans une espèce d’entre-deux informel. Dans le même temps, TOKI développe des programmes immobiliers destinés aux plus pauvres, à 40-50 kilomètres du centre-ville. Les loyers coûtent environ 150 euros par mois, et la plupart des migrants ne peuvent pas payer une telle somme.
Et puis il y a ce projet de construire un troisième pont, au nord du Bosphore, près des forêts anciennes. Avec le premier pont, ce sont 30 % de la municipalité qui ont été urbanisés ; avec le second, 70 %, et avec le prochain, ils prévoient d’ouvrir le reste de la ville aux promoteurs. Non seulement ce troisième pont favorisera le développement des gated communities [résidences fermées] au détriment des dernières réserves forestières, mais de nouvelles constructions amèneront inévitablement la création de nouveaux gecekondus. L’économie turque est de plus en plus dépendante de la construction, comme c’était le cas en Espagne au début des années 2000. On estime actuellement à 400 000 le nombre de logements neufs non occupés à Istanbul… Je crois que dans les années à venir, cette folie de la construction va provoquer une grave crise.
Le quartier de Sulukule, où une communauté rom était installée depuis 900 ans, a été récemment détruit, malgré de nombreuses oppositions, pour y construire des gated communities. Du côté du centre « occidental », le quartier pauvre de Tarlabasi a été touché par les premières destructions de bâtiments l’été dernier. Comment évoluent ces opérations de « rénovation » ?
Ils ont détruit les dernières maisons de Sulukule il y a une dizaine de jours, et ils sont déjà en train de construire la « Maison ottomane de Sulukule ». En fait, l’objectif des autorités est de construire un centre touristique à Eminönü, sur la péninsule historique. Ils veulent des « butik-hotels », du tourisme historique et nautique, etc. Le problème, c’est que le centre d’Istanbul est encore un centre vivant. Tous les jours, trois millions de personnes viennent faire leurs courses ici.
Un peu plus au nord, du côté du centre « occidental » de Beyoglu et de Tarlabasi, l’objectif est de développer la vie nocturne, de multiplier l’installation des grandes chaînes telles que Virgin.
À part Sulukule et Tarlabasi, quatorze districts sont menacés. Les universités privées se multiplient alors qu’encore récemment, deux universités publiques ont été éjectées du centre-ville. Ils évacuent aussi les écoles : ça a commencé à Beyoglu et Besiktas, mais ça s’étend progressivement. Selon l’Union des enseignants, on parle de 182 écoles que les autorités veulent remplacer par des hôtels et des centres commerciaux.
Mais les projets gouvernementaux ne prévoient-ils pas de garder des logements dans le centre ?
Si ! De riches familles conservatrices veulent vivre dans le centre historique ottoman. Autour des animations touristiques, plusieurs petites gated communities sont en cours de construction… Sulukule est l’une des premières. C’est contigu aux remparts historiques : d’ailleurs, si tu suis la muraille, tu verras au moins six ou sept gated communities.
Ce qui est intéressant pour comprendre ce qui se passe dans le centre, c’est ce « triangle culturel » : culture marchande à Beyoglu, patrimoine historique à Eminönü, et « Silicon Valley » (industries culturelles et créatives) autour de la Corne d’Or. Là-bas, c’est maintenant officiel depuis cinq ou six ans, ils mettent en place une « zone libre de culture » dans laquelle il n’y aura pas de taxes, et où on trouvera de la main-d’œuvre bon marché. Le problème, c’est qu’il y a déjà deux millions de personnes qui vivent dans ou autour du centre… Donc où vont travailler les professionnels de la culture ? Je crois qu’on est là face aux mêmes vieux modèles : culture, gentrification, éviction des pauvres.
Face à ces stratégies de développement de la ville qui ne prennent pas en compte les plus pauvres, quelles sont les formes de résistance ?
Elles sont de plusieurs types. La chambre d’architecture est un premier « foyer » de résistance : les architectes et urbanistes combattent activement la privatisation de l’espace, et s’occupent des actions en justice. À Istanbul comme ailleurs, il faut des professionnels rodés pour pouvoir aller au tribunal : c’est très technique et tu n’as que soixante jours pour monter le dossier. Les quartiers eux-mêmes s’organisent lorsqu’ils sont menacés par des projets d’urbanisme. Les quartiers « de gauche » sont beaucoup plus réactifs que les quartiers plus conservateurs ; la municipalité le sait très bien, et évite de commencer les opérations de rénovation par les quartiers les plus forts. Ils attaquent plutôt là où habitent des minorités comme les Gitans, ou les Kurdes. Dans le centre-ville, la forte proportion d’habitants fragiles (immigrants récents, sans-papiers…) fait que la résistance est plus difficile. Je généralise beaucoup, mais dans les grands traits, on en est là. Et puis il y a les groupes militants. J’en connais cinq ou six, mais il y en a d’autres. Ils aident les habitants sur le plan légal, dans les négociations avec le gouvernement, par exemple.
Malheureusement, il y a parfois de sérieux conflits entre les différents groupes…
Mais il arrive que toutes ces énergies se regroupent à l’occasion de grandes manifestations. À propos du troisième pont, une plate-forme d’opposition s’est créée, qui regroupe des douzaines de membres – unions syndicales, pêcheurs, groupes militants, chambre d’architecture, citoyens… De manière générale, nous n’avons pas beaucoup de pouvoir pour nous opposer. Et puis, parfois, ironiquement, c’est le jeu politique lui-même qui fait cesser les opérations de rénovation, au fil des résultats électoraux.
Cet article a été publié dans
CQFD n°85 (janvier 2011)
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Paru dans CQFD n°85 (janvier 2011)
Dans la rubrique Supplément
Par
Illustré par Rémi, Yohanne Lamoulère
Mis en ligne le 22.02.2011
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