Migrants
La batucada des migrants fait guincher les grincheux
Un vent léger mais régulier atténue la chaleur du soleil hivernal. Comme tous les samedis de beau temps, le Vieux-Port fourmille de promeneurs : familles, cyclistes, touristes ou vendeurs de pacotille, chacun savoure à sa manière la douceur d’une délicieuse journée de février. Sous l’ombrière, à deux pas de l’embarcadère pour les îles du Frioul, une animation particulière règne : à en juger par les t-shirts et les percussions sérigraphiées, une fanfare en ordre de bataille semble prête à bousculer un peu l’apathie de ce début d’après-midi.
En fait de fanfare, c’est la batucada Mulêketú – « l’enfant qui est en toi » – qui se prépare, et si ses participant-e-s sont rompu-e-s à faire danser le badaud au son de leurs percussions brésiliennes, pour le coup, l’exercice est un peu particulier : pour la première fois, ce ne sera pas tout à fait Mulêketú qui assurera le show mais plutôt Metêketú – « le métèque qui est en toi » –, une formation composée de membres de Mulêketú et de migrants essentiellement Soudanais installés à Marseille.
Concentrée et attentive, Laura tâche de répondre aux dernières sollicitations des uns et des autres avant d’attaquer. Membre régulière de Mulêketú, c’est elle qui a tricoté cette formation inédite au cours des deux derniers mois, comme l’aboutissement évident d’un fil personnel et collectif. « Il y a eu plusieurs choses en même temps. D’abord un gros sentiment de révolte par rapport au traitement médiatique et politique de la question migratoire, qui m’a poussée à me rapprocher à l’automne du collectif Soutien Migrants 13. Et puis début octobre, j’ai vu à Aubervilliers la pièce “81 rue Victor-Hugo (pièce d’actualité)”, montée et interprétée par des immigrés, avec une équipe de professionnels du théâtre. » La démarche lui parle : au-delà de la victimisation ou d’une posture passive, cette anthropologue de profession y voit l’occasion de créer quelque chose de collectif avec des hommes en transit permanent, déjà revenus de Calais sans avoir réussi à passer en Angleterre, et dont les journées passées à dormir racontaient la déprime du déracinement. « Un des sens de cet atelier, c’était de faire une proposition d’hospitalité, ici. »
L’événement déclencheur sera une manifestation partie du centre-ville et en direction du centre de rétention administrative du Canet, le 21 novembre. Mulêketú propose d’accompagner le cortège. La rencontre est immédiate, et pas que du côté des migrants. Si ces derniers découvrent, pour beaucoup, une musique absente du Soudan, les musiciens et les militants expérimentent eux aussi un pas de côté, chacun à leur manière. Au retour, la proposition de monter un atelier de percussion fait l’unanimité et trois semaines plus tard, la première répétition a lieu. « On est tombés d’accord sur quelques règles simples : laisser les problèmes à la porte, ne pas se juger les uns les autres, et circonscrire les rapports au corps dans le cadre de l’enseignement et de la pratique, en dehors de toute question de séduction. » La question de l’intimité et du rapport entre une femme professeure et un groupe d’hommes élèves est l’occasion, en passant, d’une discussion autour d’un café, soldée par quelques mots prononcés par Hassan et immédiatement approuvés par le collectif : « Laura, tu es notre sœur ! »
Début janvier 2016, Mulêketú lance une cagnotte en ligne pour financer l’achat d’un minimum de matériel et la location du studio. L’atelier se compose désormais d’une dizaine de participants fixes et très assidus, auxquels se joignent une autre dizaine de membres « flottants » au gré des répétitions. L’occasion d’une première représentation publique tombe sans trop de concertation : le 20 février, à l’occasion du départ du bateau Aquarius de l’association « SOS Méditerranée », Metêketú est invité à se produire plusieurs fois dans la journée. Laura s’inquiète un peu de cette précipitation, compte tenu de la vie déjà mouvementée et imprévisible des musiciens de Metêketú, mais entre deux répétitions, un ritmista – percussionniste – soudanais lui envoie un message éloquent : « Don’t worry madame Laura, to get all that music to an end we must all work hard with full power 1. » Dont acte.
Sur le Vieux-Port, les applaudissements tonnent. Si la prestation a été courte, la fraîche batucada s’en est sortie avec brio. Pas question pour autant de se reposer sur ce premier moment de gloire : les musiciens remettent rapidement le couvert au pied de la mairie, 500 mètres plus loin. Ce sera une après-midi marathon, conclue avec émotion par un poème écrit et lu par El Manba2, ritmista Soudanais de 33 ans. Extrait : « Poussé par mon espoir et mes rêves, / J’ai en tête l’image d’un nouveau pays. / Et puis, j’arrive dans une nouvelle patrie que je fais mienne. / Je suis enlacé dans les bras d’un frère que je ne connais pas, / Enlacé dans les bras d’une sœur que je ne connais pas, / Comme un berceau chaleureux que je reconnais, un berceau sincère et maternel. »
À propos de cette journée, Jafar commentera simplement, quelques jours plus tard : « Ce fut une belle journée pour nous, car nous sommes entrés en France. » Une formule qui rappelle la parabole d’un géant du jazz américain, Albert Ayler : « Music is the healing force of the universe. » « La musique est la puissance de guérison de l’univers. »
1 « Ne vous inquiétez pas madame Laura, pour faire aboutir ce projet musical, nous devons tous travailler dur avec beaucoup d’énergie. »
2 Pseudonyme choisi par le poète, en hommage au nom du lieu collectif marseillais où se retrouvent les migrants.
Cet article a été publié dans
CQFD n°141 (mars 2016)
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Paru dans CQFD n°141 (mars 2016)
Dans la rubrique Ma cabane pas au Canada
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Mis en ligne le 03.04.2018
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