Ma cabane pas au Canada
Carnaval de banlieue, carnaval heureux !
Samedi 25 mars, 19h. Je n’étais jamais allé jusqu’au terminus de la très longue ligne 7 du métro parisien, Mairie d’Ivry, ni dans cette petite ville de ceinture rouge. Pourtant la populaire Ivry et ses 60 000 habitants, administrés depuis la Libération par le PCF, connaît depuis quelque temps une belle effervescence politique. Et ce soir, c’est Carnaval ! Dans les forêts de béton, ça va être sauvage !
J’y ai été invité, 15 jours plus tôt, lors du carnaval de La Plaine1. La première édition du charivari d’Ivry ? Pas exactement. Un homme-arbuste m’explique : « La première fois, le carnaval a eu lieu à Saint-Denis, l’an dernier c’était à Montreuil… et là, Ivry. » Soit deux fois dans le 93, au nord, puis à l’est de Paris et cette année, au sud, dans le Val-de-Marne (94) mais toujours… De l’autre côté du périphérique. Car ici, c’est la banlieue et je suis fier d’en être !
J’enfile rapidement l’épaisse perruque rouge à cornes qu’une amie m’a prêtée et je me mêle à la petite cinquantaine de personnes déjà présentes. Crieurs publics décadents, enfants sauvages, bêtes fantasques, fausses échassières steam-punk, explorateurs du mauvais goût alternatif, bodybuildeuses de baudruche... Ces déguisements et ces masques, fruits complexes d’imagination et de récupération, ont souvent été bricolés lors des ateliers de préparation avec les gosses du coin. Un corsaire me propose un rhum, comme de bien entendu. Lui et son équipage ont transformé un Caddie en navire pirate chargé de brochures politiques et de boissons réconfortantes. J’offre quelques numéros de CQFD en échange d’une deuxième… puis d’une troisième tournée. J’étais arrivé en retard, mais pas le dernier : la foule a peut-être doublé de volume.
Fanfare. Chants. Le carnaval se met en branle et commence le défilé. Il y a énormément de mouflets. Ils courent tout autour d’un magnifique char, le Caramentran : une tête de lion de trois mètres de haut, la gueule grande ouverte, de la cagette pour l’emballage. Pourtant la structure est solide car, en gravissant une échelle en bois, on pénètre dans la tête du lion pour se jeter dans un toboggan et en sortir par sa gueule sous les vivats et les projections de farine ! Enfants, comme adultes, adorent et à chaque fois que le char s’arrêtera, ils feront un tour.
Hasard ou coïncidence ? Je retrouve Adrien, un gaillard de la maquette et de la chorale ! Avec d’autres, déjà présents à Marseille, ils chantent les « tubes » des carnavals, en italien, en catalan, en provençal, en français. Il propose de reprendre « Touchez pas La Plaine »2 et ni une ni deux, ça devient : « Touchez pas Ivry, touchez pas ! » Car ici comme là-bas, le carnaval marche, aussi, contre les mêmes restructurations : programme immobilier, pacification, gentrification. Une femme-panthère m’explique ça rapidement : « Ivry c’est un des derniers bastions rouges de la banlieue. C’est une petite ville sympa où on se sent bien. Mais avec les projets du Grand-Paris, avec les Jeux olympiques qu’ils veulent nous imposer, ça risque de changer. De fait, les politiciens, ils veulent que ça change. Pas pour les habitants, mais pour les promoteurs. » Entre les chansons et la fanfare, des slogans anti-Grand-Paris et anti-JO fusent régulièrement tout au long du défilé. « Tout le monde déteste le Grand-Paris ! »
20h30. Étape à la station RER de Vitry : grosse fête dans le tunnel sous les rails. Ça résonne. Ça danse. Un passant demande : « Mais c’est pas du tout organisé ? Il y a même pas de sécurité ? La police ou quoi ? » Et, pour le coup, l’homme était observateur : pas l’ombre d’un uniforme à l’horizon. Zéro. Rien. Tranquille. Et ça sera le cas jusqu’au bout de la fête. En revanche, la parade, comme une boule de neige, grossit au fur et à mesure qu’elle avance. Simples curieux ou retardataires, nous sommes de plus en plus nombreux. Il y a moins de gosses, mais les gamins roms continuent à s’amuser comme des fous. Des curieux à leurs fenêtres discutent avec les carnavaliers. Un vieux type ivre me gueule, tout fier, qu’il a été « clochard à Aix-en-Provence, oui monsieur ! Mais on va où comme ça ? » Quittant le centre-ville, la parade s’enfonce entre cités et quartier pavillonnaire, longe un stade, bifurque à droite, à gauche… On commence à se demander si on n’est pas perdu. Mais la rumeur enfle : un barbecue nous attend.
22h. Nous errons maintenant dans un no man’s land de hangar. C’est la zone indus’, celle qui nous sépare encore de notre destination : les quais de la Seine. Une créature végétale et à peau de chèvre me raconte un peu l’organisation du carnaval. Pour résumer, la difficulté consistait à réunir ceux pour qui le carnaval est une manifestation déguisée et ceux pour qui c’est un acte artistique peu politisé. Et changer de ville, chaque année, n’aide pas à consolider le rendez-vous, à fédérer les énergies. On compare avec le carnaval de La Plaine, de Montpellier… On imagine une internationale des carnavals indépendants, où la fête est politique et où la politique est une fête !
23h30 : Le Caramentran a brûlé, au bord de l’eau. Il est devenu barbecue. Non loin un pont jeté sur la Seine fait penser à Brooklyn. Les plus jeunes sont rentrés. Les plus grands dévorent fromage, pomme de terre, banane au chocolat. D’autres dansent. Je discute avec une personne qui regrette que le procès du Caramentran, moment intense de justice populaire, n’ait pas été très écouté. Comme toujours. Elle regrette que ce soit fini. Déjà. Juste avant de rentrer, un jeune sage me demande à quoi ça peut bien servir de faire un article sur un carnaval. J’ai pas su quoi répondre mais maintenant je sais : à éparpiller les cendres du Caramentran !
1 Voir CQFD n°153.
2 Hymne de la contestation des projets de gentrification du quartier de La Plaine à Marseille.
Cet article a été publié dans
CQFD n°154 (mai 2017)
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Paru dans CQFD n°154 (mai 2017)
Dans la rubrique Ma cabane pas au Canada
Par
Illustré par Julie Okmûn
Mis en ligne le 16.01.2020
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