À part une formation en fabrication de papier artisanal, Marion et Géraldine ont tout appris sur le tas. Des encres tinctoriales à la reliure, un savoir-faire s’est expérimenté au fil des rencontres et des ateliers. Marion : « On comprend les gens qui sont maladroits ou tétanisés, parce qu’on est passé par les mêmes étapes. On n’a pas de prétention par rapport à notre savoir. » Dans un univers saturé de prothèses numériques et d’écrans tactiles, on aurait pu croire ce retour au travail des mains promis à l’échec. Le doigt dans l’œil jusqu’à l’humérus ! L’Atelier a su frayer et trouver son public. « On fait fabriquer les encres aux élèves. L’atelier, c’est comme la cuisine, sauf que tu vas fabriquer ton encre pour dessiner avec. En plus, cette encre, elle est magique. Elle a des réactions liées au pH qui transforment les couleurs. Ce côté manuel, qui ne se fait plus dans les établissements scolaires et se perd dans nos sociétés, c’est ce qu’on apporte », traduit Marion.
Dans une autre vie, la dame était journaliste. Si elle a arrêté, c’est justement parce qu’elle voulait renouer avec une pratique manuelle. Ayant fait ses armes en tant qu’artiste-plasticienne, céramiste et créatrice textile, Géraldine se souvient d’un atelier d’encre de Chine : « Une gamine de CE1 rentre chez elle entre midi et deux et revient avec une paire de gants en latex. Sa mère lui avait mis des gants d’adulte pour qu’elle ne se salisse pas les mains. Mais comment tu tiens un pinceau ou un crayon avec des gants trois fois trop grands ? Les instits sont contents de pouvoir se débarrasser des arts plastiques, car c’est assez lourd. Pour l’encre végétale, on va manipuler des couteaux, des citrons, de la cendre, de l’eau bouillante. Pour la reliure, il y a les clous et le marteau. Les garçons fuient la couture et souvent les filles n’ont jamais tenu un marteau ! »
Pas de bol : Marion et Géraldine vont profiter de l’occase pour inverser les rôles et titiller ces questions de genre. Idem pour le pilon et le mortier nécessaires à la confection des encres végétales : ils ne finiront pas forcément dans les paluches du plus costaud.
L’autonomie de l’Atelier s’évalue au regard de l’approvisionnement en matières premières : recyclage de vieux bouquins, draps, genêt, ortie et lin pour le papier. Quant aux encres végétales : l’iris, la galle du chêne, la cendre, l’œillet d’Inde sont à portée de main pour fournir les pigments. « L’autonomie c’est de savoir tout faire, de A à Z. Dès le départ, on s’est dit : on ne veut pas que notre activité soit dépendante des subventions, résume Marion. C’est le gros piège en milieu associatif : si t’as plus de subventions, tu crèves. Notre association doit vivre de notre travail. » À l’heure actuelle, l’Atelier ne reçoit de subventions de la mairie de Mosset et de la Drac [1] qu’une fois l’an, pour organiser son festoche ou autre événement. Mais avec un salaire mirobolant de 500 euros mensuels bruts, la galère est une ombre froide qui colle aux basques.
Actuellement, les deux femmes animent des ateliers dans le quartier des mineurs de la prison de Perpignan. En amont, il a fallu dealer avec la Protection judiciaire de la jeunesse. Un vrai casse-tête qui souligne le gouffre séparant les grosses structures et la fragile association. Marion : « Les institutions nous demandent de monter des dossiers, de venir à des réunions, ça nous prend des jours de travail. À un moment tu leur dis : “Les gars vous êtes fonctionnaires, vous êtes peinards et nous on se paye l’essence et tout ce temps perdu. C’est quand même vous les institutions et on en a marre de faire votre boulot.” On voit bien qu’il y a de moins en moins d’argent public, du coup on a moins de taf. Au lieu de travailler une journée avec les gens, on réduit les ateliers à deux heures, avec autant de travail en amont et en aval. On gagne moins et on travaille plus. »
Quoi qu’il en soit, l’énergie est toujours là [2]. En novembre dernier, l’Atelier autonome du livre organisait deux jours de rencontre et d’ateliers collectifs intitulés « BD, marges et art (brut) ». Au chapitre des invités, le dessinateur sur papier carbone Doublebob, les éditions de bédé expérimentale Frémok et la « S » Grand Atelier, laboratoire belge pour artistes handicapés mentaux. Un sous-titre au happening : l’art n’est pas « occupationnel ». Comprenez : un expédient pour meubler les temps morts. Il est d’abord affaire de reprise en main collective.
[/Sébastien Navarro/]