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Artistes en bourse

Tandis qu’une palanquée de milliardaires spéculent et gonflent à gogo leur matelas d’oseille, certains étudiants se demandent comment concilier création artistique et survie matérielle sans pour autant vendre leur âme au tout-pognon.
La couverture de « L’art et l’argent », livre dirigé par Jean-Pierre Cometti & Nathalie Quintane (éd. Amsterdam).

« On est en juin 2017 et je peux vous assurer que nous allons vraiment faire vivre, au niveau du marché de l’art, une révolution pour rentrer dans ce nouveau monde qui a déjà tué l’ancien monde. Quelque chose d’inimaginable et ça va se passer ce mois-ci. Je pense que la plupart des gens ne vont même pas imaginer l’ampleur de l’onde de choc. Un véritable blast. Et c’est ça qui nous fait avancer. Parce que nous sommes des passionnés et en même temps des guerriers. »

Le type qui joue au foireux prophète sur son compte Twitter : thierry Ehrmann. Le prénom avec une minuscule : c’est fait exprès, car Ehrmann est un artiste-plasticien et se fout des conventions. Cheveux gominés en arrière et ton martial, le devin cherche le buzz via le « blast » dans sa vidéo ambiancée sauce Matrix. Comprenez : le frénétique emballement chez les acheteurs. Car l’artiste est aussi homme d’affaires à la tête d’Artprice, boîte spécialisée dans la vente d’art en ligne et référençant plus de 600 000 artistes. De sa société, il est incidemment question dans le bouquin L’art et l’argent (Éd. Amsterdam), ouvrage collectif cornaqué par Jean-Pierre Cometti, philosophe décédé en 2016, et l’écrivaine Nathalie Quintane. Si le marché de l’art est né au XIXe siècle grâce aux galeristes, il est aujourd’hui essentiellement alimenté par les ventes aux enchères (Sotheby’s et autres) et la vente en ligne.

Art et argent. Le vieux couple honni. L’essayiste Olivier Quintyn va même jusqu’à écrire dans son chapitre sur la valeur somptuaire de l’art, que la fonction de l’art contemporain « serait avant tout d’enrichir d’autres secteurs de l’économie et d’autres marchandises par un transfert de capital symbolique qui se traduit en capitalisation directe ». La vache ! Pas sympa pour nos grands mécènes devant l’éternel, Pierre Bergé et François Pinault. Et tandis qu’une palanquée de milliardaires spéculent et gonflent à gogo leur matelas d’oseille, certains étudiants se demandent comment concilier création artistique et survie matérielle sans pour autant vendre leur âme au tout-pognon. « Les directeurs veulent des étudiants “compétitifs” pour les “lancer sur le marché”, constate un étudiant écoeuré d’être transformé en parfait petit soldat du néolibéralisme, à cause de l’absurdité d’un système public convaincu que la meilleure voie à suivre pour survivre est de copier de façon médiocre le privé. »

Ne feignons pas de le découvrir : le capitalisme mondialisé n’a rien épargné des différents secteurs de notre vie moderne. Une lente et pernicieuse colonisation qui réussit même à phagocyter l’art en tant qu’expression d’une révolte. L’artiste Jovan Mrvaljevic rappelle ainsi que si l’artiste engagé et indépendant risquait auparavant la censure d’un mécène ou le mépris d’une société conservatrice, le premier danger qui le guette aujourd’hui est celui de la récupération. Un problème qu’il résume en une savoureuse formule : « L’époque contemporaine tente d’institutionnaliser la révolte et de faire coexister la subversion et la subvention. » On n’oxymord pas impunément la main qui vous nourrit.

Sébastien Navarro
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