Calais : Trois idiots dans la jungle

Un récent rapport étatique consacré à Calais évoquait «  un sentiment de grande inquiétude face à la dérive autogestionnaire du bidonville ». Pour qui s’est rendu dans la « jungle » avec des yeux humains, c’est le sentiment inverse qui s’impose. Dans la désolation, ce sont justement les initiatives échappant à l’État qui maintiennent une forme d’espoir. À l’image de cette gargote pakistanaise dressée dans la boue, Les Trois Idiots.

« Considérant que chacun des habitats ici dressé, tendu, planté, porte l’empreinte d’une main soigneuse, d’un geste attentif, d’une parole liturgique peut-être, de l’espoir d’un jour meilleur sans doute, et s’avère une écriture bien trop savante pour tant de témoins dont les yeux n’enregistrent que fatras et cloaques, dont la bouche ne régurgite que les mots “honte” et “indignité”. »

Sébastien Thiéry, « Considérant Calais », Mediapart, 14 février 2016.

Calais, début février 2016. Il bruine sur la « jungle » en sursis, déjà tronquée d’une portion non négligeable1. Au gré des chemins sillonnant la zone, partout, des messages. Rédigés en français, arabe ou anglais, tagués, gribouillés ou minutieusement calligraphiés, ils donnent le pouls. Il y en a qui crient le ras-le-bol – « Watch it and burn it all  ». D’autres qui supplient – «  We want to go to England, please ». Mais la plupart portent des mots simples, chargés d’évidences oubliées, des mots de la nécessité collective, où l’essence ancestrale de la cohabitation prend le dessus. « Nous devons tous apprendre à vivre comme des frères, sinon nous allons tous mourir comme des idiots », explique ainsi un panneau planté devant la demeure d’Alpha – joliment nommée « La Maison bleue sur la colline » –, artiste mauritanien qui a monté une école d’art dans la « jungle ». Juste à côté, cette proclamation : « Malgré toutes les difficultés, on a toujours le sourire aux lèvres.  »

Ces messages disséminés dans la « jungle » n’ont pas vocation à embellir les lieux ou à minimiser les souffrances. Ils rappellent simplement l’aspect essentiel attaqué par tous ceux qui veulent la détruire : au cœur de cette zone de relégation subsiste la volonté d’échapper à la déshumanisation, de construire des lieux humains. La misère a beau être dévorante, les migrants sont nombreux à ne pas se résigner au désespoir balisé et à la dépression du cul-de-sac. En attendant qu’un jour peut-être s’ouvre la frontière, ils tissent des embryons de vie communautaire.

Photo de Lémi.

Si elle n’existe en cet emplacement excentré – à sept kilomètres du centre de Calais – que depuis dix mois, la « jungle » actuelle fourmille de réalisations bien concrètes. Certains ont construit des épiceries, des cafés, des écoles ou des salons de coiffure. D’autres se sont réfugiés dans la foi et ont bâti des lieux de culte – catholiques, musulmans, orthodoxes. D’autres encore ont monté de toutes pièces des espaces dédiés à la pratique artistique – théâtre ou peinture. Quant à Cherry, Awesome et Holy, trois amis pakistanais, ils ont opté pour l’édification d’un restaurant : Les Trois Idiots. Au regard des conditions : un quatre étoiles.

Un tigre sur les Champs

Il a beau être installé en bordure des « Champs-Élysées », allée principale sillonnant le nord de la « jungle », Les Trois Idiots ne paye pas de mine vu de l’extérieur. Pas exactement un palace. De grandes flaques boueuses s’étalent au pied des bâches plastiques bleues et noires recouvrant sa structure de bois. Seule touche joyeuse, le nom du lieu tagué à la bombe de peinture. Pour le reste, ce pourrait être un hôpital militaire de fortune – façon retraite de Russie. Mais une fois poussée la porte de bois, l’ambiance change du tout au tout. Les tenanciers y sont pour beaucoup.

S’ils ne disent pas pour quelle raison ils ont quitté leur Pakistan natal et se sont lancés dans ce qu’ils décrivent comme un « très long voyage très compliqué », ils sont catégoriques : pas question d’y retourner. Tous trois se relayent pour accueillir les nouveaux venus, chacun à sa manière. Il y a Cherry, danseur hors pair, musclé, qui affiche un certain penchant pour la bière – l’ivre de la « jungle ». Il y a Awesome, dragueur impénitent, samouraï de la langue, qui, à Islamabad, servait d’interprète pour les touristes. Et il y a Holy, élégant baratineur de salon et plus beau sourire du bidonville, entre Alain Delon et Tom Cruise.

Ils sont drôles, ces trois-là. Avec leurs noms d’emprunt anglophones qui fleurent bon la blague, ils ne lésinent pas sur les pitreries. Le nom du lieu est d’ailleurs inspiré d’une comédie made in Bollywood. Les protagonistes des Trois Idiots, explique l’un d’eux, seraient des étudiants nigauds enchaînant les catastrophes mais décidés à triompher de l’adversité. Et d’ajouter : « On pourrait être les trois connards, mais on préfère être du bon côté. Ici c’est tellement dur que si on ne souriait pas, il n’y aurait plus d’espoir. »

Dès leur arrivée à Calais il y a quatre mois, les trois amis se sont lancés dans la construction du lieu. Grandes gueules, ils affirment qu’il leur a fallu seulement deux jours pour dresser les murs de leur future auberge et poser les bases d’un espace rectangulaire composé de bois et de bâches. Ils ont ensuite aménagé du mieux qu’ils ont pu, montant notamment une grande estrade recouverte de moquette courant le long des murs. C’est là que prennent place les visiteurs de tous pays, migrants comme associatifs, assis en tailleur et délestés de leurs chaussures. Du plafond pendent des ballons de toutes les couleurs, qui confèrent à l’endroit une étrange ambiance de fête foraine cheap. Quant au grand tigre en peluche doté d’un chapeau de cow-boy rouge installé dans une niche de bois, il fait office d’égérie officielle. Interrogé sur sa provenance, Awesome lâche une blague qu’on imagine rituelle : « On l’a trouvé dans la jungle… »

Lorsque l’on arrive du dehors givré, il y a un petit temps d’adaptation, presque un recul surpris. L’endroit est chaleureux et agréable. « Il faut garder un endroit chaud dans le froid ambiant », explique Awesome. Lui et ses deux confrères ont donc tout fait pour réchauffer l’atmosphère. Mission accomplie : on a envie de s’y poser, de discuter, d’observer. Au fond, c’est un espace de décompression. Devant une tasse de thé, un repas ou un narguilé, sous les lumières colorées, la réalité se fait plus discrète. On oublie alors que l’on est dans la « jungle » et que dehors ça marche têtes baissées dans la boue carnassière, vol-au-vent, bien engoncés dans les sweats-capuche. Ici, on vient recharger son portable, fumer la chicha, discuter orteils à l’air. Quelques gourmands sont plongés dans les divers plats proposés, qui vont du délicieux poulet tandoori aux horribles frites molles. En fond sonore, projetées sur l’écran plat, les chaînes pakistanaises captées par on ne sait quel miracle réchauffent les cerveaux de leurs clips kitsch et fascinants : chanteurs et chanteuses restent très sages tandis que par intermittence des danseuses font des cabrioles suggestives dans des champs aussi fleuris qu’un enterrement de Lady Di. Plus tard, une fois passée l’heure du déjeuner, une dizaine de gars emmitouflés et coiffés de bonnets à pompons s’installent devant l’écran et scotchent, imperturbables. C’est l’heure du film.

Bâtir pour respirer

Cherry, Awesome et Holy ne sont pas forcément représentatifs de la situation des migrants à Calais. Dans un univers où tout est bouché, ils s’en sortent plutôt pas mal, sans doute parce qu’ils avaient un petit pécule de côté en arrivant. Ce sont de micro-micro-entrepreneurs, de bons commerçants un poil magouilleurs, qui donnent l’impression d’avoir apprivoisé le malheur. Ils craignent pourtant beaucoup l’effacement annoncé de la « jungle » : « Ce business nous permet de tenir la tête hors de l’eau, et pas seulement financièrement. On a besoin d’être occupés. »

Un discours récurrent dans la « jungle ». Ce sont bien les petites zones d’autonomie improvisée, de reprise en main du réel, qui aident à affronter l’impasse de la situation. Ce qui est construit de ses propres mains vaut cent fois ce qui est accordé d’une main lointaine. Les exemples abondent. Mohammed le Soudanais, qui accueille dans sa tente rafistolée et plus briquée qu’un palace, explique ainsi qu’il n’aime pas les repas distribués par les associations parce qu’il « préfère qu’on les prépare tous ensemble avec [ses] amis ». Plus loin, un Éthiopien d’une trentaine d’années désigne fièrement la magnifique église orthodoxe en bois de récup’ qu’il explique avoir aidé à construire. Aux abords du centre Jules-Ferry, derrière une cahute branlante, trois amis vaquent aux abords d’un impressionnant tas de vélos délabrés qu’ils retapent, mécaniciens improvisés. Et ainsi de suite, entre artisanat et débrouillardise.

Ce sont des petits riens, sans doute, mais également des antidotes à l’avenir prémâché que l’État et ses supplétifs voudraient imposer aux migrants. Ainsi se matérialise le refus de l’infantilisation, de la charité forcée, du container imposé. Si certains cerveaux ont été broyés par le voyage et l’impasse du présent – tel Deerok qui déclare, les yeux tristes : «  Mon esprit a été tué par cinq ans de voyage » –, d’autres trouvent la force de s’accrocher au futur. Pour eux et parfois pour les autres, ils s’affairent et bricolent.

À mesure que file le quotidien rythmé par le vent, le sable dans les yeux, les lacrymos et les pensées noires, les petites et grandes créations de la « jungle » offrent autre chose, un devenir actif, une forme de respiration collective : ici un coiffeur, là un lieu pour recharger son téléphone via une dynamo improvisée, sous cette tente un cours de yoga, dans cette cabane un point info doublé d’une librairie, etc. Autant de petits espaces façonnés par les migrants et ceux qui les aident, qui empêchent le vide ambiant de tout à fait triompher. Question de survie… « Nous devons tous apprendre à vivre comme des frères, sinon nous allons tous mourir comme des idiots. »


1 Lors de notre passage, une première bande située à l’ouest du bidonville avait été rasée par les bulldozers. À l’heure où est écrit cet article, une destruction rapide de la zone sud est annoncée. Vivent encore sur place quelques milliers de personnes, essentiellement Soudanais, Afghans, Éthiopiens, Irakiens, Syriens et Érythréens. Beaucoup de jeunes hommes, très peu de femmes et d’enfants.

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