« Stow your cash and conquer Lisbon [1]. »
Inscription sur un coffre sécurisé d’une chambre d’hôtel, Lisbonne, 2016.
« Et, tandis qu’on raisonne, Des foudres souterrains engloutissent Lisbonne »
Poème sur le désastre de Lisbonne
ou Examen de cet axiome : « Tout est bien ». Voltaire, 1756.
15 000 morts et 85% des habitations détruites. Le tremblement de terre, l’incendie et le tsunami de Lisbonne dans la nuit du 1er novembre 1755 changèrent la face de la chrétienté et de la ville. On ne louerait plus la bonté divine avec la même abnégation, on commencerait même à douter d’un Seigneur capable de tels déchaînements de colère envers ses fidèles. Alors que le roi Joseph 1er s’installait sur les hauteurs des collines d’Ajuda dans un palais de tentes, le marquis de Pombal prit les rênes du royaume et se donna pour charge de ramener l’ordre dans la ville. Il créa une police spéciale dans une ambiance d’état d’urgence et fit revenir de force les habitants tentés par l’exil. Lisbonne renaîtrait de ses cendres. Pombal repensa l’urbanisme de la ville basse (Baixa) en confiant les nouveaux plans à des architectes militaires. Adieu les ruelles étriquées et les escaliers sombres abritant le peuple lisboète : on dessina une ville rationnelle en grille, où la chaussée et les trottoirs des rues furent fixés à douze mètres de large. On donna à chaque rue une attribution selon son activité économique, et on limita la taille des immeubles à trois étages. Une technique antisismique, dite « a gaiola », façonnerait la future Lisbonne, avec des structures en bois pour séparer les appartements. On favoriserait, tout en les standardisant en formes géométriques, les azulejos (carreaux de faïence décorés) sur les façades des maisons pour ralentir les incendies [2].
Splendeurs et misères d’Alfama
Parmi les quartiers miraculés de la ville, celui d’Alfama, sur les rives du Tage. Ce petit îlot populaire de pêcheurs et d’ouvriers à l’abri de la modernité continuera à caresser la vie dans le mauvais sens du temps, et devra attendre les années 2010 pour être à son tour rasé par un autre séisme, celui de la crise économique – et de l’invasion de touristes pour tenter d’y remédier. Le collectif Left Hand Rotation a fait sienne cette image du tremblement de terre des touristes (voir affiche ci-dessus) pour documenter le sort du quartier : « Avec la désindustrialisation, les ouvriers ont quitté la ville pour la campagne ou l’étranger [3]. Les entrepreneurs ont alors décidé de réaccumuler du capital autour de l’industrie de la culture. Comme en 1755, la ville est en train vivre un changement de paradigme urbain », nous expliquent-ils sur les marches de l’église São Miguel, après qu’une équipe de cinéma nous ait délogés de la placette adjacente. Spécialisés dans la critique de la gentrification, phénomène international qui transforme les quartiers populaires des centres-ville en bastions de la classe créative et petite-bourgeoise, le collectif explique qu’à Lisbonne, un peu comme à Barcelone, c’est le tourisme qui sert de cheval de Troie à l’expulsion des Lisboètes vers la périphérie de la ville.
« Ils nous ont volé nos docks !, confirme Vasco Duarte, cordonnier et vendeur de chaussures dans l’Alfama depuis plus de 60 ans. Les rives du Tage ont été bétonnées alors que le fleuve coulait au pied du quartier. Depuis ces quais, tous les gamins du coin ont appris à nager et on y déchargeait à dos d’homme le charbon et autres marchandises des frégates nécessaires au quartier. » En ce matin de septembre, il n’y a pas seulement les 54 000 passagers quotidiens de l’aéroport qui vont inonder la ville. Depuis un an, les anciens docks de l’Alfama ont été réhabilités en un ensemble ultra-sécurisé, le Lisbon Cruise Terminal. Derrière des murs de grillages et de barbelés impeccablement alignées, les frégates marchandes ont été remplacées par les paquebots de luxe. Deux monstres marins de plus de 300 mètres de long, le Celebrity Equinox et le Celebrity Eclipse sont arrimés, encombrant la vue sur l’estuaire et laissant une amère sensation de siège militaire. Chacune de ces villes flottantes déchargent 3 000 touristes au pied d’un des quartiers les plus populaires de la capitale, le temps d’une journée, sous les yeux médusés des habitants. Comme si les marchandises déchargées d’antan avaient été remplacées par des humains en quête de souvenirs payants.
Territoire reculé de la péninsule ibérique, auparavant à l’écart des affres du tourisme de masse, Lisbonne a désormais le vent en poupe. Charme suranné des ruelles pavées, façades décrépites et faible coût de la vie, le lifestyle lisboète attire un nombre croissant – 10% de plus en moyenne par an – de touristes. L’an dernier, le Portugal a encore battu son record, avec 19 millions de visiteurs, soit deux fois plus que le nombre d’habitants du pays. Selon la Banque du Portugal, les touristes étrangers auraient dépensé près de 12 milliards d’euros en 2015, et l’État portugais s’accroche avec avidité à cette bouée de sauvetage, dans un pays noyé par la crise économique depuis 2011.
Sur la devanture du vendeur de chaussures made in Portugal, Vasco Duarte, une affichette « EMEL tue le quartier », incrimine l’agence publique en charge du réaménagement urbain. « Ils ont refait toute la voirie de la rue Dos Remédios, avec des poteaux, des lampadaires, et en aplanissant la voie, explique l’opiniâtre cordonnier. C’est plus propret pour les touristes, et il y a moins de voitures qui circulent. Mais la calçada, la façon locale d’organiser les rues, avec de gros pavés de basalte, une rigole pour évacuer les eaux sales, etc., a disparu. Ils préfèrent massacrer un quartier vieux de 2 000 ans que risquer de voir les touristes se casser la gueule. » Dans la même rue, l’ancien Palacio Dona Rosa, palais du XVIIIe qui logeait une dizaine de familles en difficulté sociale, est en plein chantier de rénovation. Après que ses habitants ont été expulsés avec une indemnisation de 20 000 euros [4], une partie de l’édifice a été transformée en une maison de fado huppée, tandis que le reste abritera prochainement des locations de luxe avec piscine.
Mouvements immobiliers
Comme dans nombre d’autres quartiers (Mouraria ou le Barrio Alto par exemple), la rénovation urbaine et patrimoniale s’enchâsse avec la réhabilitation des logements. De nombreuses petites habitations sombres avec leurs salles de bains collectives d’Alfama ont muté en grands appartements et lofts que seuls les classes moyennes et les résidents étrangers peuvent dorénavant s’offrir. De même, depuis quatre ans, la loi sur les locations de logements – Lei das rendas – a été modifiée en profondeur par le gouvernement portugais en faveur des propriétaires. En 1948, sous la dictature Salazar, les prix de location avaient été gelés, avec des baux éternels et héréditaires, ce qui avait permis des loyers populaires à moins de 100 euros pour 100 m2 jusqu’en 1990. Puis l’État a fini par autoriser les propriétaires à signer des baux à échéance fixe, à leur faciliter l’expulsion des habitants dans le cadre de la restauration des lieux, et à augmenter librement le loyer à la fin d’un bail.
Sur la minuscule terrasse du café-restaurant Alfacinha en plein cœur du quartier, un jeune enseignant de littérature, en train de préparer son cours sur Orgueil et préjugés de Jane Austen, ajoute : « Le quartier s’est transformé à une vitesse folle. Trois ou quatre ans à peine. Quand j’ai emménagé ici, il y a sept ans, il y avait une dame de 80 ans au deuxième et un artisan au rez-de-chaussée. Aujourd’hui, je suis le seul habitant permanent de l’immeuble. Les vieux propriétaires meurent, et les héritiers louent pour une ou deux semaines à des touristes. » À travers le statut particulier d’Alojamento local (AL), l’État portugais incite en effet les propriétaires à louer leurs biens pour des périodes temporaires, ces derniers étant alors taxés à 15% contre 28% pour un bail à long terme. Résultat : 200 nouveaux AL par mois surgissent à Lisbonne. Et les prix de l’immobilier à la vente ne cessent d’augmenter (+33% en trois ans), ainsi que celui des locations permanentes (+8% en moyenne par an, contre 0,8 dans le reste du pays). Pour Miguel Coelho, maire d’arrondissement d’Alfama, « L’AL accélère l’expulsion des gens qui vivent ici depuis des dizaines d’années et leur descendants. Ce phénomène de gentrification, conjugué à la Lei das rendas […], est une manière immorale de se débarrasser de gens qui devraient avoir le droit de continuer à vivre là où ils ont toujours habité [5] ».
Aux pressions de l’AL, il faut bien entendu ajouter celles des nouvelles plateformes du tourisme via Internet. Cet été, la demande Airbnb au Portugal a augmenté de 76% : 700 000 locataires éphémères, avec les Français au premier rang et une durée moyenne de séjour de 4,6 nuits. Sur le site, la capitale portugaise est la quatrième ville la plus demandée en Europe après Barcelone, Paris et Londres [6]. Au-delà des conséquences sur les prix du logement, c’est toute la vie quotidienne de ces quartiers qui se trouve bouleversée. Les policiers saturent l’espace pour assurer la sécurité des portefeuilles de passage. Pendant ce temps, le tourisme a bon dos pour limiter, voire retirer, les services publics inutiles aux résidents éphémères (école, santé, antennes municipales, etc.) de ces quartiers, comblant d’aise les exigences d’austérité européennes. Conséquence : les gens les plus pauvres sont contraints de s’exiler à Barreiro ou Cacilhas, de l’autre côté du fleuve, voire à Chelas, en banlieue lointaine...
« Comme les maisons étaient petites à Alfama, les gens vivaient dans la rue. Aujourd’hui, il n’est plus possible de s’y asseoir sans être photographié comme un animal au zoo. Alors les gens restent confinés chez eux et ne pensent qu’à déménager », déplore Lana, qui habite au pied de la cathédrale de l’Alfama. « Je me sens de plus en plus seule dans mon quartier et la semaine prochaine, mon dernier voisin s’en va. Son loyer était de 700 euros, mais comme son bail prenait fin, le propriétaire l’a remonté à 1600 euros mensuels. »
Le quartier, autrefois connu pour sa vie de village, ses habitants hauts en couleur et ses cafés populaires, aligne désormais des échoppes de souvenir, des boutiques vintage et autres restaurants bohèmes-chics. « Chaque semaine, il y a un nouveau café lounge ou une boutique de magnets imitant les azulejos qui ouvre dans ma rue », continue Lana. En se penchant par la fenêtre de son appartement, rangés derrière leurs fanions, on voit errer les bancs de touristes dans les rues en ruisseaux d’Alfama.
Dans l’arrière-salle du Alfacinha, trois octogénaires du coin devisent autour de photographies de famille en sirotant un café. La cheffe du trio dégaine : « Toutes les épiceries, les boucheries et autres petits commerces ont disparu. Quant à l’emploi créé, ce ne sont que des boulots de petits employés de maison pour nettoyer les appartements loués à la journée aux touristes... » Une deuxième appuie : « Le quartier est devenu beaucoup moins agréable, on vivait tous ensemble dehors, les femmes se peignaient même les cheveux entre elles, dans la rue. Aujourd’hui, on ne peut plus prendre notre tramway, car il est plein de touristes : la municipalité a dû nous mettre à disposition un minibus qui fait du porte-à-porte. » L’antique tramway n°28 s’échinait en effet à grimper les rudes pentes de l’Alfama, déposant ses habitants au gré des altitudes. Dépeints dans tous les guides comme « une véritable machine à remonter le temps », l’Eléctrico est désormais pris d’assaut par les touristes qui attendent par centaines plus d’une heure leur « authentique » petit tour de train. Une dépossession de facto d’un transport public dédié aux habitants du quartier. Et une absurdité soulignée avec malice par le cordonnier de la rue Dos Remédios : « Même les touristes se plaignent qu’il y a trop de touristes ! Ça ne parle pas assez portugais dans les rues selon eux ! »
Gérer la catastrophe
Mais la croissance du secteur du tourisme ne tient pas tant aux sirènes du fado et aux charmes des trams d’avant-guerre qu’à une stratégie de gestion de la crise. Le chômage est revenu autour des 10-11% (moyenne européenne) après des pics à 17% au début des années 2010, mais la dette publique a culminé en 2014 à 130,2% du PIB. Et de nouvelles aides publiques aux banques approfondissent encore le trou sans fin qu’elles ont elles-mêmes creusé [7]. Dès 2011, en plus d’un plan d’austérité frappant le secteur public, le FMI avait posé le développement de l’offre touristique et la rénovation des lois sur l’immobilier comme conditions à l’octroi de son aide de 78 milliards. Message reçu, comme s’en félicitait Adolfo Mesquita, secrétaire d’État au tourisme en 2014 : « La contribution du tourisme au PIB pour les exportations, l’investissement et la création d’emploi est si importante que je n’hésite pas à dire que c’est un des principaux – voire le principal – secteurs de notre économie [8]. »
Pour accélérer la valorisation du patrimoine culturel, l’État a mis les bouchées doubles. Créés en 2012, les « golden visas » sont aujourd’hui en pleine expansion. Entraînant la démission du ministre de l’Intérieur Miguel Macedo en 2014 pour corruption, ces titres de séjour sont accordés à des étrangers qui investissent au moins un million d’euros dans le pays, créent au moins dix postes de travail ou achètent des biens immobiliers d’une valeur minimale de 500 000 euros [9]. L’investissement d’une durée de 5 ans minimum permet d’obtenir un permis de séjour, prisé par de nombreux investisseurs chinois ou russes pour faire ensuite librement des affaires dans l’espace Schengen – à la seule condition de résider sept jours au Portugal par an. À cela s’ajoute l’appel du pied lancé aux retraités étrangers nantis : depuis 2013, ils bénéficient ainsi de dix ans d’exonération fiscale s’ils habitent la moitié de l’année au Portugal, créant de toutes pièces un eldorado immobilier. À Lisbonne, le prix au mètre carré est presque quatre fois inférieur à celui de Paris et le coût de la vie inférieur de 35%. Le Salon de l’immobilier et du tourisme portugais en France est devenu un des plus grands salons européens du genre et des stars, tels Monica Bellucci ou Éric Cantona, possèdent depuis cette année une résidence secondaire sur les hauteurs de l’Alfama.
Résister à la dépossession
Pour beaucoup d’habitants, leurs quartiers se transforment en parcs à thèmes via des partenariats public-privé. « En fait, cela revient à concéder à terme la ville aux entrepreneurs privés en puisant au départ dans l’argent public, analysent les membres du collectif Left Hand Rotation. C’est vrai que cela permet à certains de trouver des petits jobs et de sortir la tête de l’eau. Mais c’est une bombe économique à retardement, car à force de virer les gens qui habitent ici, la ville aura bientôt moins d’attrait. Elle ressemblera à toutes les autres, et cette économie va chuter en flèche. » Il est vrai que l’industrie du tourisme à Lisbonne semble vouloir « privatiser » jusqu’à l’âme de la ville. Plus que l’architecture ou les musées, les visiteurs paraissent attirés par la redécouverte d’une authenticité et d’une forme de communauté urbaine qu’ils auraient perdues chez eux. Et Lana d’ajouter dans une triste ironie : « Au bout d’un moment, les touristes ne prendront plus en photo que des touristes. Que fera le gouvernement ? Payer les Portugais pour qu’ils restent vivre dans le quartier et préserver ainsi un quota de pittoresque ? »
Pour résister à l’invasion, les rencontres entre habitants sur le sujet se multiplient, quasiment chaque semaine. Il y a deux mois, un débat organisé par l’association Trienal de Arquitectura de Lisboa, intitulé « Qui pourra habiter à Lisbonne ? », a réuni plus de 500 habitants. Dans le compte rendu, personne ne souhaite tirer à boulets rouges sur les touristes en tant qu’individus ; certaines prises de parole valorisant même la démocratisation du voyage. C’est bien la gestion du phénomène, de concert entre gouvernants et entreprises, qui enrage les Lisboètes. Il s’agirait plus selon eux de décentraliser le tourisme, de ne pas concentrer toute l’offre dans de si petits quartiers. D’accompagner les aides fournies au secteur touristique par des aides aux habitants locaux. Enfin, de trouver d’autres manières de vivre collectivement, de dépasser la crise au-delà des logiques de l’économie libérale et du tourisme. Et Lana de conclure : « Ma façon de résister en tant qu’habitante, c’est d’abord de parler au quotidien avec les gens du quartier, d’essayer de sortir de cette vision à court terme qui fait qu’on part de son appartement avec un gros chèque offert par le propriétaire. Cela peut permettre de survivre un temps, d’autant plus que c’est la crise, mais à quel prix ? Quelles solidarités de quartier, quelle vie sociale perd-on dans le même geste ? »