Au cœur des Crottes…
« On n’est pas des euromerdes ! »
Une équipe de jeunes volontaires a disposé des chaises en plastique à l’ombre du platane. Une sono est installée sur les marches de l’église copte, dont la porte est murée, tout comme celle de l’ancien bar PMU. Devant une maison, une table est dressée, qui recevra tout à l’heure les gamelles. Sur leurs scooters, des adolescents observent. Des retraités, des mères de famille entourées de leur marmaille, des hommes de tous âges et encore plus de femmes prennent place. On se dit qu’en démocratie, cette scène devrait se répéter une fois par semaine dans chaque quartier de la ville. Ce soir, réunion d’information pour jeter un peu de lumière sur l’opacité des plans urbanistiques d’Euroméditerranée, qui veut « reconquérir » les quartiers portuaires encore peuplés par la plèbe. Quand les habitants – que les urbanistes nomment « occupants »… – apprennent ce qui leur pend au nez, certains ne font pas dans la dentelle, comme cette Gitane, outrée : « Ils veulent nous virer du quartier ? Mais je suis marseillaise, moi ! Qu’ils virent plutôt tous ces sans-papiers qui nous envahissent ! »
Ali, président du comité d’intérêt de quartier, prend le micro pour dénoncer l’absence de consultation. « Euromed veut attirer 30 000 nouveaux habitants. Et nous là-dedans, qu’est-ce qu’on devient ? » Ancien noyau villageois entrelardé d’entrepôts, le coin est passablement décati. « On est pour la rénovation, mais pas sans nous ! » Bruno souligne que les riverains et les activités locales – marché aux puces, garages, fret maritime… – sont classés par Euromed au chapitre des pertes. Vincent revient sur la résistance des habitants de la rue de la République, qui fut le laboratoire des exactions d’Euromed : intimidations, spéculation, expulsions, éradication des commerces de proximité…, pour offrir aujourd’hui une artère déserte comme vitrine de la « redynamisation » en cours. C’est ensuite au tour de Sarah, étudiante en urbanisme, de prendre la parole. Munie d’une maquette d’un mètre sur un mètre cinquante où les édifices, découpés dans du polystyrène, sont collés sur le plan avec de la bande Velcro, elle détaille les destructions programmées. Après avoir décliné le lieu et la date de chaque chantier à venir, elle arrache les pâtés de maisons, hangars et autres marchés voués à la démolition, avant de les jeter négligemment au sol, sous le nez de l’assistance médusée. « Mais c’est chez moi, là ! », s’exclame une dame, estomaquée. « Je suis propriétaire, ils ont le droit de m’obliger à vendre ? », interroge un cousin de Samia Ghali, sénateur maire du secteur et signataire du protocole Euromed. « Et mon garage, ma clientèle, mes amis, qu’est-ce qu’ils vont devenir ? », s’offusque un autre. L’assemblée s’échauffe. « C’est pas de l’intox, vos infos ? » Sarah propose une visite groupée des locaux d’Euromed, où l’on peut apprécier sur plan le champ de bataille. « Attendez que je finisse de donner le biberon à mon petit-fils et je vais vous dire ma façon de voir ! », tonne une mamie kabyle assise sur un banc. « Qu’ils viennent, on va leur mettre le feu », grogne un jeune sur son scooter.
« On n’est pas obligés de s’aimer, mais on ferait bien de s’unir ! »
Fatima, du comité inter-quartiers du Merlan, empoigne le micro pour assurer les Crottes du soutien des cités des Flamants, de la Busserine et de Picon, menacées par les dynamiteurs de l’Agence nationale de la rénovation urbaine (Anru). Stratégique, elle décrit comment l’urbanisme agit dans un souci de contrôle policier de l’espace. « Aux Flamants, ils ont d’abord pris soin d’ouvrir deux accès à la cité, sans grand intérêt pour les habitants, mais bien pratique pour les flics s’ils veulent venir nous massacrer. » Grande brune originaire du Sahara algérien et dotée d’un bel accent marseillais, elle s’adresse à un groupe de femmes à la langue bien pendue : « Tu es blonde aux yeux bleus et tu crois que tu ne vas pas valser ? Mais tu es blonde aux yeux bleus et tu es pauvre, alors tu valseras comme les autres ! » Elle a entendu les remarques racistes et met le doigt dans la plaie : « On n’est pas obligés de s’aimer, mais on ferait bien de s’unir ! » En conclusion, elle invite les gens à s’organiser et à rejoindre leur coordination, qui envisage de bloquer le carrefour de Sainte-Marthe pour paralyser les quartiers Nord. « S’ils voient des pancartes de tous les quartiers touchés, il faudra bien qu’ils nous écoutent. »
Une fois la séance levée, on bavarde autour du couscous. Un retraité des Messageries maritimes raconte que l’Agence nationale de l’habitat lui a proposé un crédit pour réformer sa maisonnette du boulevard Oddo : « Une fois hypothéquée, ils auraient eu beau jeu de me forcer à la vendre. Je les ai envoyés balader ! » Un chibani partage son eau pour nous sauver du soda : « Rien ne vaut l’eau fraîche, sauf peut-être un bon whisky pour fêter la fin du ramadan ! Moi, j’ai arrêté d’aller à la mosquée le jour où je suis tombé sur l’imam du quartier dans une discothèque de l’Opéra ! » L’humour et la colère de ceux qu’on prend trop souvent pour des cons se mélangent à merveille autour d’un repas concocté grâce au bénévolat des mamans et au soutien des commerçants du quartier. « Quand j’aurai fini de changer la couche du petit, je vous expliquerai comment on cuisine chez moi, râle la mamie kabyle. Y a pas idée de préparer un couscous mouton ET poulet, wallah ! »
Voir aussi « Un urbanisme de destruction massive ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°93 (octobre 2011)
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Paru dans CQFD n°93 (octobre 2011)
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Mis en ligne le 12.12.2011
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