Capture des données

La Silicon Valley est le cimetière du vivant

Après La Vie algorithmique paru en 2015, le philosophe Éric Sadin poursuit son travail d’analyse de la déferlante numérique. Dans La Siliconisation du monde (L’Échappée, 2016), c’est le tableau d’une colonisation du vivant qu’il dresse. Entretien.
Par Ruoyi Jin

« Je devais donner une conférence à 300 étudiants de l’École supérieure de chimie, physique, électronique de Lyon. Tout était calé, puis une personne de l’école m’a appelé : “On a lu dans l’interview de Libération que vous appelez au refus de Linky et des objets connectés. Vous vous rendez compte, les entreprises qui nous financent sont les mêmes qui soutiennent ces technologies. Ça ne va pas être possible.” Je leur ai dit : “Mais vous vous moquez de moi ou quoi ? C’est la preuve de ce que j’écris dans mon livre ! Vous allez priver des centaines d’étudiants d’une parole critique parce que vous vous soumettez aux diktats de compagnies privées qui financent votre enseignement ! Vous annulez ma conférence parce que vous avez peur d’une parole contraire dans l’école. Mais honte à vous ! Honte à l’enseignement des écoles d’ingénieurs en France !” Je ne venais que deux heures dans l’école après je disparaissais. Mais même deux heures c’est trop ! C’est aussi ça la siliconisation du monde. Un formatage où la parole critique n’est plus possible. Il est temps que les sociétés réagissent sinon ces dingos qui veulent arranger le monde avec leur système… »

Éric Sadin ne finit pas sa phrase. À la colère se mêle la fatigue due à d’incessantes sollicitations journalistiques liées à la sortie de son bouquin La Siliconisation du monde l’automne dernier. L’ambition du livre : une minutieuse cartographie de ce monde numérique dans lequel nous baignons à la manière d’un foetus bien calé dans son liquide amniotique. Se considérant comme un lanceur d’alerte, Sadin ne délivre pourtant aucun scoop. Le génie de sa démarche tient à sa façon d’historiciser, d’articuler et de lier entre eux époques, faits et énergies qui nourrissent la poussée exponentielle d’un nouveau capitalisme : le techno-libéralisme. Un schéma où fondus de technoscience et gouvernements sociaux-libéraux s’allient dans le but de soumettre nos vies aux capteurs et autres mouchards électroniques. Un schéma où l’intelligence artificielle est censée nous materner pour le moindre de nos faits et gestes. Un schéma où la vie éternelle serait à portée de clic, selon les psychopathes du transhumanisme. Mais l’approche pourrait être plus triviale : monde du travail, vie privée, relations sociales, sommeil, éducation, santé… La mise en ordre numérique est un nouvel eldorado où la marchandisation du vivant promet à ses zélotes de nouvelles et juteuses rétributions.

Foyer spatio-temporel de cette lame de fond ? Le nord de la Californie des années 1960. Comment est-on passé en quelques décennies d’un esprit de contre-culture à un projet de totalitarisme soft ? « Géographiquement, San Francisco est à l’opposé de la capitale fédérale. On pensait y inventer d’autres modes d’existence, d’autres aspirations politiques et hédonistes. On sait que les choses n’ont pas pris la belle courbe souhaitée. Et puis il s’est passé cet étrange mouvement où, à partir des années 1970, les acteurs de l’informatique personnelle ont voulu répondre à l’échec des aspirations contre-culturelles, avec ce qui n’était à l’époque que des machines à écrire un peu sommaires, résume Éric Sadin. Très vite, c’est la main du privé qui s’empare du mouvement et tout se monétise. D’abord les nouvelles formes de hardware (Apple), puis la fabrication de logiciels (Microsoft), la navigation (Google) et enfin les magasins en ligne (Amazon), c’est-à-dire la marchandisation des réseaux. » Dans son analyse, Éric Sadin découpe l’évolution siliconienne en cinq moments historiques. La phase actuelle serait aussi la plus cuisante : des pans entiers de notre vie en société et de notre autonomie sont sacrifiés sur l’autel d’une « marchandisation intégrale de la vie et de l’organisation algorithmique des sociétés » ; nous serions peu à peu transformés en « robots de chair qui font ce que leur dictent les systèmes ». Au prétexte de nous faciliter la vie, le pullulement d’objets connectés – du frigo au biberon en passant par la voiture autonome – rogne notre capacité à décider par nous-mêmes et émousse notre esprit critique. « Vous vous pesez tous les jours sur votre balance connectée et, en fonction de l’évolution de votre poids, on vous propose soit des compléments alimentaires soit un séjour à la montagne. »

Nous sommes tous des déchets

Un minimum de lucidité nous permettrait de déjouer l’arnaque du mantra numérique. L’abrutissement à la place du savoir partagé ; une vie assistée au lieu de l’autonomie. Les prémisses d’une mutation anthropologique se dessinent tandis que l’ensemble des gouvernements de la planète veulent leur part d’un gâteau bourré de dividendes. Éric Sadin : « Depuis une dizaine d’années, toutes les grandes métropoles du monde veulent leur Silicon Valley, soit des lieux de recherche et de développement de l’économie du numérique. Aux États-Unis, il y a Miami avec sa Silicon Beach et Los Angeles qui se voit la Silicon Valley de la Californie du Sud. En Amérique du Sud, c’est le Barrio Silicon argentin ; en Afrique du Sud, la Silicon Cape Town. L’Europe est à l’unisson avec Londres, Berlin et la France avec son label French Tech. Et la récente idée de Xavier Niel qui, avec la complicité d’Anne Hidalgo, veut faire de Paris la prochaine Silicon Valley grâce à l’incubateur de la Halle Freyssinet. On assiste à une forme de pavlovisme globalisé avec l’idée que l’économie de la donnée est l’horizon indépassable de notre temps. »

Pour vendre ce déchaînement technologique à une populace étonnamment réceptrice, il fallait l’insérer non pas dans un projet politique mais une vision politique. Éric Sadin explique son postulat : « Dieu n’a pas parachevé la création, le monde est pétri de défauts dont le vecteur principal reste l’humain. Vous êtes un déchet, je suis un déchet, nous sommes tous des déchets. Mais un miracle a lieu aujourd’hui : les technologies dites de l’exponentiel qui vont pouvoir tout racheter vers le mieux et le meilleur. » Pour espérer mettre quelques grains de sable dans les rouages numériques, l’auteur désigne quelques cibles qu’il convient de démythifier : les « techies » en sweat-shirt, les ingénieurs, la caste supérieure des « king coders » (développeurs). Iconoclaste, Sadin explique en quoi la lutte pour la protection des données personnelles est une impasse : « La protection des données personnelles c’est de la charte entre les compagnies et les utilisateurs. Plus il y aura de protection des données personnelles, plus il y aura développement de la donnée. C’est ça qu’on ne saisit pas. On se trompe de combat. Un peu comme La Quadrature du net qui dit en gros : Laissez-moi naviguer en toute tranquillité dans ma vie numérique. Non ! L’enjeu est de voir la marchandisation intégrale de la vie et l’organisation algorithmique de nos sociétés qui se développeront d’autant plus qu’il y aura protection des données personnelles. Plus on travaillera sur la sécurisation des données, plus on sera envahis de capteurs et d’objets connectés. »

Les quelques centaines de communes ayant refusé le compteur Linky, c’est un bon début, mais la réplique va devoir gagner en envergure. Pour ce faire, Sadin convoque le « Grand Refus » prôné par Marcuse dans les années 1960 en plein boum de la société de consommation. Refus de l’intelligence artificielle et des objets connectés pour commencer. Il conclut : « C’est aux sociétés de décider du cours de leur destin et non pas à des cabinets de prospective. Il faut renouer avec la prise de décision individuelle par les sens et le corps, et la prise de décision collective par les délibérations. On appelle ça la politique. »

Sébastien Navarro
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