Bourre-pif against the machine
Cerveau 1 – Processeur 0
Vous connaissez Omar Bin Sultan Al Olama ? Depuis octobre 2017, l’éphèbe de 27 ans occupe le poste de ministre d’État pour l’intelligence artificielle (IA) aux Émirats arabes unis. Carrément. Plus à l’est, la Chine absorbe à elle seule quasiment la moitié des investissements destinés aux start-ups en IA – une paille de 4,3 milliards d’euros. Sans parler de l’incessante effervescence des armées de la Silicon Valley ou de la fièvre de nos cousins québécois ayant fait de Montréal un hub mondial de l’IA.
C’est une ruée planétaire. Un horizon farci des promesses les plus extravagantes. De la voiture autonome aux logiciels d’assistance médicale en passant par la lutte contre le réchauffement climatique, l’IA percole tous les segments de nos vies. En France, le dandy à lavallière et mathématicien macronien Cédric Villani a prévenu les rétifs au progrès : « Brimer le développement de l’IA reviendrait à se rendre dépendant de ceux qui développent ces technologies. L’Europe deviendrait une colonie numérique et des pans entiers de la compétitivité de notre économie pourraient s’effondrer. »
Pas de quoi désarmer le philosophe Éric Sadin qui continue à nous fournir du biscuit pour nous aider à piger les contours de la peste numérique. Le titre de sa dernière livraison, L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle – Anatomie d’un antihumanisme radical 1, annonce la couleur. Car l’IA n’a rien d’un énième gadget codé sur des puces en silicium. C’est tout un pan de notre autonomie, de notre puissance d’agir et de penser en tant qu’être humain, qui s’érode face à la progression de ces nouveaux capteurs et logiciels censés nous faciliter la vie et nous protéger des multiples dangers qui pullulent en embuscade. Dans les rues de Pékin et de Shanghai, des caméras dotées de système de reconnaissance faciale permettent déjà d’alpaguer n’importe quel porteur de bobine suspecte. Big Brother n’a jamais été aussi grand.
Sadin prévient : s’attaquer aux soubassements de l’IA, c’est débattre d’une « des questions civilisationnelles et philosophiques majeures de notre temps ». Car quand nous confions les rênes de nos petites destinées à des kyrielles d’algorithmes, quand nous préférons causer à notre enceinte intelligente plutôt qu’à un voisin de comptoir ; quand, à trop lorgner leur tablette, les couples en oublient même de baiser le soir venu, on est en droit de se demander vers quel régime de débilité généralisée tout cela va nous conduire. Dans quel techno-fascisme soft et béatement consenti, nous allons nous vautrer, incapables de mettre un pied devant l’autre sans prendre le pouls de notre prothèse connectée.
« L’automatisation, ce n’est pas seulement l’évacuation progressive de l’humain dans la réalisation de ses tâches, ce sont des présences, des fantômes, qui nous environnent, nous entourent, nous hantent. La lutte industrielle à venir verra une compétition de la présence, chacun s’évertuant à imposer définitivement son empire spectral et à éliminer tous les autres. Ce sera une sourde mais impitoyable guerre de fantômes », annonce Sadin. C’est tout l’art de l’auteur que de détourner le mirage science-fictionnel promu par les thuriféraires de la numérisation du monde, afin de nous faire toucher du doigt ce qui est en train de nous arriver.
Car nous manquons de recul. Tout va vite. Très vite. La vertigineuse colonisation des nouvelles technologies ne rend pas facile la mise à distance, le temps long de la réflexion, la patiente construction d’un esprit critique. C’est pourtant à cela que nous exhorte Éric Sadin. Garder le cap d’une communauté de principes propre au genre humain tout en favorisant les expérimentations individuelles. Soit l’éclosion de vies impétueuses face à un techno-libéralisme à gueule de couveuse pour tous.
1 Éditions L’échappée (2018).
Cet article a été publié dans
CQFD n°171 (décembre 2018)
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Paru dans CQFD n°171 (décembre 2018)
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Mis en ligne le 28.02.2019
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