Dossier « Quand la musique cogne »

Femmes du jazz

La lecture, en tant qu’homme, de Femmes du jazz – Musicalités, féminités, marginalisations1 de la sociologue Marie Buscatto vous apprend des choses sur le milieu du jazz français – aussi. On y apprend surtout sur soi, homme hors du jazz. Sur les barrières qu’on impose sans y penser, les violences qu’on exerce par habitude.
Par Caroline Sury

« Je l’ai dit souvent et je le répète : “Où sont mes sœurs ?” »
Joëlle Léandre, contrebassiste2

Le point de départ de Marie Buscatto pourrait suffire : dans le monde du jazz professionnel, de cette musique que l’on penserait plus libre que d’autres, seulement 8 % de femmes. Avec « une double ségrégation ». 1) horizontale – il y a des emplois masculins et des emplois féminins : les instrumentistes sont surtout des hommes (96 %), alors que les chanteur.se.s sont surtout des femmes (65 %). 2) verticale – ce sont les hommes qui font carrière, les femmes se dirigeant en majorité vers des emplois subalternes. Quand elles n’abandonnent pas le milieu, elles occupent finalement des rôles de soutien (faire de la communication pour des artistes masculins, gérer les concerts et la carrière d’hommes, se charger des enfants). Si elles continuent à jouer en amatrices, elles diversifient leurs revenus, en enseignant la musique ou en jouant dans d’autres registres – rock, variétés, spectacles pour enfants.

Dans un détour par la musique classique, Buscatto valide le terme de « ségrégation » : des différences fondées non pas sur la qualité de la musique jouée, mais sur le genre. Aux États-Unis, le nombre de femmes recrutées dans les orchestres a augmenté de 30 % après les auditions en paravent – les musicien.ne.s jouent sans être vu.e.s, et ne sont donc jugé.e.s que pour leur performance technique et artistique. Dans Femmes du jazz, ce qu’on apprend des logiques de domination, on le pressent déjà, ailleurs. Un esprit de corps, bien masculin, qui n’aime pas être entravé, bousculé. Qui ne fait rien, et qui donc fait tout pour que rien ne change.

Les jazzmen reprochent aux chanteuses de rabaisser leur art. Loin de l’image mythologique des (rares) divas du jazz (Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Sarah Vaughan, etc.), le chant reste méprisé des instrumentistes. Malgré tout le travail qu’elle demande, malgré les études qui montrent qu’il s’agit bien d’un « instrument à vents et à cordes », d’une « machinerie complexe » socialement et techniquement construite3, la voix reste reléguée à un don, d’une facilité toute instinctive. « La voix, c’est naturel », disent les jazzmen rencontrés par Marie Buscatto. Il suffirait pourtant d’écouter les gammes d’une artiste jazz comme Youn Sun Nah pour réviser un tel jugement. Et ces messieurs de reprocher aux chanteuses de leur imposer une transposition des partitions, un changement de tonalité plus proche de celles de la voix que des vibrations d’un sax ténor ou d’une trompette. Comme un refus mâle et obstiné de s’adapter aux modalités du chant, et donc des chanteuses. Un refus, au final, de céder sa place : on pourra s’effacer le temps d’un solo de batterie ou de trompette, on rechignera à se caler sur la voix. La cour d’école n’est pas si loin : on ne joue pas avec les filles. Le « vrai » jazz se joue ailleurs, entre instrumentistes. Entre mecs. Pour Buscatto, on retrouve ici la prolongation de stéréotypes sociaux genrés dans la musique : le chant est du côté de la parole, de la relation, de la communication (femmes). L’instrument dans celui de la technique, de la créativité, de la virtuosité (hommes).

Plus avant, la sociologue révèle des motifs extérieurs à la musique même. Les musiciens ont en effet tendance à imposer une injonction contradictoire aux femmes, comme c’est le cas ailleurs. Ne te mets pas trop en avant comme chanteuse, au centre de la scène, puisque tu n’es pas musicienne. Mais ne sois pas trop effacée comme chanteuse, sois plus musicienne. Paradoxe incapacitant et répressif : elles se retrouvent à « être incitées à s’exprimer de manière “féminine” et se voir dénigrées professionnellement de ce fait ; se comporter de manière “masculine” et se voir dévalorisées pour leur manque de “féminité” ». Au final, c’est au moins cela qui se confirme sur la place des femmes dans le monde (du jazz) : elles doivent en permanence se positionner par rapport aux définitions figées des conventions masculines.

Tandis que la musique jouée par des hommes se veut universelle, prétendument dénuée d’ambiguïté genrée, de dimensions subjectives extra-artistiques ou de sensiblerie non technicienne, les notes jouées par une femme portent en elles le soupçon. Celui de chercher à envoûter le public, les programmateurs, les critiques – l’homme –, celui d’user de leurs charmes non musicaux pour briller. Dans les faits, observe la sociologue, les rapports de séduction sont tout autres. C’est bien plutôt les hommes qui mélangent pratique artistique et possibilité de drague, jeux de scène et érotisation des situations.

Les filles saxophonistes que j’ai rencontrées après la lecture de Femmes de jazz en ont fait l’expérience. Camille : « Sans faire de généralités, il arrive que les musiciens soient sympas, en sortant de jam par exemple, ils viennent te dire que tu joues bien. Au début, t’es naïve, merci c’est cool, et puis parfois tu te rends compte que tout ce qui se joue là, c’est de la drague. Donc en grandissant, sans vraiment t’en rendre compte, tu mets des radars ! Je suis une personne avec un corps comme tout le monde, ça fait partie de qui je suis, mais quand on m’appelle pour jouer, je n’ai pas envie que ce soit pour mes nibards, seulement pour la musique. Quand t’es un gars, il y a moins de doute : on t’appelle pour un concert, tu sais pourquoi t’y vas – jouer de la musique. » Cathy : « Dans le programme d’un festival consacré aux femmes, tu trouvais par exemple des peintures de femmes dévêtues face aux biographies des musiciennes. Pourquoi ? Quel rapport avec la musique ? Et pourquoi uniquement quand il s’agit de nanas ? » Là où les hommes, souvent négligés, ne réfléchissent pas à leur tenue lors de concerts ou des jams, les femmes s’interrogent sur leur fringues, trop, pas assez féminines… ? Camille : « Je me suis longtemps habillée sans mettre de jupe ! Ce n’est pas toujours évident quand on évolue dans un milieu masculin de grandir et de s’épanouir pleinement en tant que femme. Je voulais qu’on me voit comme saxophoniste, pas comme femme. De manière inconsciente, sûrement, tu essaies toujours de te mettre à égalité, tu veux être comme les gars qui jouent à côté de toi. Même si, évidemment, la féminité ne se résume pas aux jupes, c’est une invisibilisation de son corps de femme. On est obligées de bien montrer qu’on “n’essaie pas” de séduire. » À tel point que pour toute femme qui cherche à continuer son évolution dans la musique, « quel que soit leur capital séduction et les usages plus ou moins “féminins” de leurs corps, un apprentissage fondamental se réalise ainsi au cours du temps : fermer la séduction », note Marie Buscatto.

Ce que disent ces femmes parle au-delà du jazz, résonne avec la vie de n’importe quel collectif, n’importe quelle situation sociale. C’est la puissance du travail de Marie Buscatto, et celle des instrumentistes rencontrées au cours de cette lecture. Camille : « Ceux qui persistent dans le jazz, homme ou femme, ont mené leur barque, créé leur groupe, poussé leur art avec une passion qui ne fait pas de doute en bossant et en y croyant sans se décourager. Peut-être malgré tout que, quand tu es une femme, tu dois encore plus prouver de choses pour y arriver ! » De là, quelle marge d’action – ou d’inaction – pour les hommes ? Cathy : « Il s’agit d’héritages. Des choses dont on ne se rend souvent pas compte au moment où on les vit. Pour aller contre, il faut être vigilant tout le temps. Que les mecs apprennent à écouter et à composer, autant entre eux qu’avec des femmes. Nous les femmes, on peut avoir tendance à être plus timides, à moins l’ouvrir pour donner du poids à ce qu’on fait. On nous a plus appris à ne pas nous valoriser. Dans les formations que je donne, j’observe que les mecs sont généralement plus sûrs d’eux, dès l’enfance. Ce qui m’intéresse alors, c’est le moment où chacun.e va pouvoir prendre la parole, décider d’un geste musical, d’un choix au sein du groupe. Faire que l’ensemble crée une musique où chacun.e a sa place. Moi, je sers de médiatrice pour trouver une espèce d’autorégulation dans le groupe. Faire émerger l’écoute au delà des répartitions genrées, et que cela donne une création commune. »

Ferdinand Cazalis

1 Publié en 2008 aux éditions CNRS, puis réédité en 2018.

2 À voix basse, entretiens avec Franck Médioni, éd. MF, 2013.

3 Claire Gillie-Gilbert « “Et la voix s’est faite chair…” Naissance, essence du geste vocal », Cahiers de musiques traditionnelles, 2001, citée par Marie Buscatto.

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