Trois doigts de swing
Encore une louche de manouche ?
Peut-on dire de Django qu’il est le vrai inventeur du jazz manouche ?
C’est le génie en tout cas. Mais lui-même insistait sur le fait qu’il n’était pas seul et qu’il était aussi l’héritier d’une tradition manouche et gitane – Django savait jouer le flamenco, par exemple. Il cite l’influence de gens comme Poulette Castro, qui sont devenus légendaires car on n’a que de très rares enregistrements. Des virtuoses jouent aux côtés de Django,notamment Barro Ferret et son frère Matelot Ferret. Si on connaît aujourd’hui les valses de Django, c’est grâce à Matelot qui les a recueillies pieusement et qui les a enregistrées en 1956. Au départ, c’étaient surtout des musiciens de musette, ils gagnaient leur vie dans les bals. C’étaient les meilleurs guitaristes et ils accompagnaient les grands accordéonistes comme Gus Viseur ou Tony Murena. Le grand bouleversement, c’est quand Django découvre le jazz en 1930. Ils vont faire le pont avec le musette et lui donner une impulsion swing. L’accordéoniste Jo Privat disait : « On jouait avec ces guitaristes et on leur prenait leur technique, c’est ce qui nous a permis de faire du musette génial qui sort des traits des guitaristes. » Il y avait aussi cette tradition complexe des « musiques tziganes » de l’Est. L’influence des Sintis d’Allemagne est extrêmement importante chez leurs homologues français qu’on appelle les Manouches dans le Nord, en Belgique –où est né Django– et en Alsace. Citons également l’apport de la musique italienne, la plupart des grands accordéonistes venaient d’Italie. Il y a là un creuset extraordinaire où l’on retrouve toujours des gens du voyage.
Django accompagne tout le monde. Avec une nouvelle génération très créative de jazzmen français qui se calquent sur ce que font les Américains (Alix Combelle, Philippe Brun) ; avec les Américains eux-mêmes, Duke Ellington, Bill Coleman ou Coleman Hawkins, le Napoléon du sax ténor. Dans le même temps, la chanson française connaît une véritable révolution avec l’arrivée de Charles Trenet, Jean Tranchant, Jean Sablon, qui comprennent la modernité du jazz. Tous ces musiciens s’imprègnent très vite les uns les autres. Il faut aussi évoquer Stéphane Grappelli, la véritable conscience professionnelle de Django, sans qui celui-ci n’aurait peut-être jamais démarré sa carrière. Grappelli, prix de conservatoire de la rue de Madrid à Paris, a retranscrit la musique de Django, qui ne savait pas lire la musique, ni le reste d’ailleurs. Django était un rêveur détaché des choses matérielles.
On connaît un peu le rôle des gangsters dans le financement de la scène jazz aux USA. En France à la même époque, quel est le rapport des musiciens jazz-musette avec la pègre ?
À Paris et alentour, les boîtes sont tenues par les Auverpins (Auvergnats) ; ce n’est pas la mafia stricto sensu, mais ce sont des gens qui contrôlent strictement le business. Tout le Milieu vient dans ces endroits : les pégriots, Pierrot-le-fou et compagnie, tous ces gens se côtoient. Jo Privat, qui en connaissait un rayon, le disait lui-même : les truands ont été « les grands financeurs de la belle musique ». La pègre a beaucoup financé le jazz mais sans jamais s’attendre à un retour sur investissement. Il y avait beaucoup d’amour là-dedans. Les guitaristes comme Django étaient moins inclus dans le Milieu que les accordéonistes. Bien sûr, il y avait de vrais truands, des vrais maquereaux chez les musiciens manouches ou gitans,mais là je ne me permettrais pas de citer de noms. Django lui-même n’avait pas cette fibre-là, il s’en foutait.
Puis arrivent l’Occupation allemande et Vichy. Comment les Manouches traversent-ils cette période ?
Paradoxalement, pendant l’Occupation le jazz devient un phénomène important. À travers les Hot clubs de France se crée toute une structure d’écoute de disques, de concerts. Sans l’appellation jazz, les rythmes swing passent finalement pas mal à la radio. Symboliquement, écouter du jazz c’est une forme de résistance douce à Pétain. La propagande anti-swing dénonce une musique « judéo-nègre ». Pendant ce temps, Django, enchaîne les tubes : « Nuages », « Swing42 »… et devient vraiment connu. Il traverse la guerre « protégé », sans vraiment s’en rendre compte ni rien faire pour, presque malgré lui. À ce moment, les gens qui pouvaient se payer une place de concert, c’étaient les Allemands et aussi des pourritures, une partie des truands français qui se retrouvaient du côté du pognon, donc du pouvoir. Django commence à avoir des doutes quand on lui propose de jouer en Allemagne pour les prisonniers ; il refuse, il a peur que ça l’implique dans un truc politique. Il essaye alors de passer en Suisse et se fait attraper : le commandant de la place tout près de la frontière lui dit gentiment qu’il est inutile de prendre ce genre de risques. En règle générale, les musiciens manouches les plus connus n’ont pas été inquiétés. Cela ne les a pas empêchés parfois de crever de trouille, comme Matelot Ferret qui se planque un soir dans les chiottes d’une boîte en réalisant qu’il va devoir jouer devant des dignitaires nazis. Georges Effrosse, fabuleux violoniste membre de l’orchestre de Sarane Ferret, va mourir dans le camp de Dora parce qu’il est juif. Dans le même temps, des centaines de milliers de Roms d’Europe de l’Est connaissent le même sort que les Juifs2.
Il y a une anecdote un peu plus légère sur Michel Warlop, un violoniste qui a joué avec Django (« Taj Mahal ») et qui aurait pu être le plus grand (« Quand tu écoutes Grappelli, tu es admiratif, mais quand tu écoutes Warlop, tu chiales »), s’il n’avait pas été un poivrot fini, bien que fort élégant. Or pendant la guerre, il est envoyé en Allemagne pour le STO. Pendant plusieurs mois, il est contraint à un sevrage alcoolique. Il s’évade, retourne à Paris et quand il va toquer à la porte de Matelot Ferret, celui-ci ne reconnaît pas son pote tellement il a meilleure mine. Son bon teint durera trois jours, le temps de reprendre les mauvaises habitudes.
Après la guerre, Django part en tournée aux États-Unis, invité par Duke Ellington, mais c’est un fiasco…
C’est en partie l’attitude de Django qui explique cet échec. Par exemple, le soir du grand concert annoncé au prestigieux Carnegie Hall à NewYork, Django rencontre le boxeur Marcel Cerdan avec qui il va boire des coups. Résultat : il arrive en retard au concert, ce qui consterne le public et l’orchestre américains, ça ne se fait pas. En tout cas pas aux États-Unis. Du coup, Django préfère rester à son hôtel à peindre des nu(e)s, il joue au billard, il se produit un peu à GreenwichVillage ; mais globalement il est déçu, en plus il ne parle pas un mot d’anglais et il n’arrive pas à rencontrer les boppers, Charlie Parker ou Dizzy Gillespie, qui hantent des milieux plus marginaux que celui dans lequel il est invité. Django s’inspirait sans distinguo de ses contemporains : Stravinsky, Olivier Messiaen ou Parker. Il expérimente la saturation et la distorsion sur scène, quinze ans avant Jimi Hendrix ; des morceaux enregistrés en public en 1953, l’année de sa mort, laissent aisément deviner cette tendance. Sa quête d’innovation le mettait en porteà- faux avec la musique commerciale de l’époque. On pourrait même penser qu’il aurait connu une sacrée traversée du désert, si la mort ne l’avait pas fauché prématurément.
Vois-tu un renouveau du jazz manouche ?
On peut dire que durant toute une période, le jazz manouche –à la différence du musette qui s’est ringardisé – a été conservé intact par de véritables prolos de la musique, il a été « folklorisé » dans le bon sens du terme. Dans la scène post-punk, Les Négresses Vertes, Pigalle ou Les Têtes Raides (qui ont joué avec Jean Corti, ancien accordéoniste de Brel) ont fait de belles choses sans tricherie. Je suis plus partagé vis-à-vis du renouveau manouche par des artistes de variétés comme Sanseverino ou Thomas Dutronc, qui ne sont pas de mauvais musiciens et certainement des individus charmants, mais de là à en faire « les » héritiers, on peut tout de même sourire.
1 François Billard est l’auteur de Django Reinhardt (Fayard, 2004), avec Alain Antonietto, et d’Histoires de l’accordéon (Climats/INA, 1991), avec Didier Roussin.
2 Du fait de leur internement forcé dès 1940 « par mesure de sécurité nationale », les nomades français ne seront pas déportés vers la Pologne.
Cet article a été publié dans
CQFD n°76 (mars 2010)
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Paru dans CQFD n°76 (mars 2010)
Dans la rubrique Culture
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Illustré par Aurel
Mis en ligne le 01.05.2010
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