Voix captives

Le chœur des prisons

Dans Mille Vies, un ouvrage collectif traduit de l’espagnol par Bruno Le Dantec, éminent camarade de CQFD, des prisonnier·es mexicain·es racontent leur quotidien, entre douleurs et espoirs. Un récit choral qui plonge au cœur de la réalité carcérale.

Dans ce grand « cimetière des oubliés » qu’est la prison, alors que « passent les jours, les mois, les années  », mille vies continuent pourtant de se jouer et se rejouer. Pour que ces existences ne sombrent pas dans la nuit, les éditions Ici-bas publient un très beau texte collectif : Mille Vies. Écrit par 82 prisonnier·es de l’état d’Oaxaca, au Mexique, sous la direction de Tania Bohórquez, ce petit passe-muraille est construit comme un récit choral, à la manière d’une mosaïque de témoignages. Entre les histoires s’intercalent des images issues de gravures sur bois, elles-mêmes inspirées des photos prises lors des ateliers organisés par Antoine d’Agata avec les détenu·es. L’objet final se livre sous la forme d’une œuvre double, visuelle et littéraire, entièrement élaborée depuis cet espace en marge : la prison.

La dizaine de chapitres qui découpent le texte organise une progression de « la naissance à la mort », où chaque voix se noue à la suivante. Elles racontent aussi bien les souvenirs de l’enfance que la dureté de l’enfermement et les petites joies de la contrebande. « Le clavo, c’est la cachette où on garde ses trésors. C’est souvent beaucoup plus sûr qu’un coffre-fort. […] Tu peux tout garder : une arme, de la drogue, de l’argent, des téléphones portables, des objets interdits, des photos. Ou même une petite tenue de ta copine. » Les « batailles épiques » pour voir le dernier épisode de la série Narcos à la télé – « Sûr qu’aucune femme au foyer ne se bat avec autant de conviction pour son feuilleton. » –, les matons – « des gens ordinaires avec leurs problèmes de tous les jours qui soumettent des types comme eux » –, la drogue – « Dans les pénitenciers, l’économie est indexée sur le prix de la drogue » – et les mauvais « coups de poinçon » maillent les récits des prisonnier·es.

Loin de tout misérabilisme, Mille Vies offre une plongée dans l’étrange temporalité carcérale, où les espoirs minuscules côtoient la violence systémique. Certains passages se présentent moins comme des témoignages sur la prison que sur ce qu’il reste de liberté lorsqu’on est enfermé. « Il y a trois appels par jour : à 7 heures, à 13 heures et à 19 heures. Le dernier est le plus bordélique, c’est le moment idéal pour faire passer une info, se foutre les règles là où on pense, lancer des vannes et, y compris, dans certains cas, proférer une menace. Tout ça reste entre nous. Ça permet aussi de se mettre d’accord, d’honorer une promesse, et dans les circonstances les plus tristes, exprimer ses condoléances et consoler. » Qu’ils se nichent dans les petites filouteries ou dans les corps qui refusent de se laisser abattre les actes de résistance sont partout. Car, comme l’écrit l’un des détenus, « ils pourront enfermer les corps, mais jamais l’esprit de la liberté  ».

Par Gaëlle Desnos
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Cet article a été publié dans

CQFD n°236 (décembre 2024)

Dans ce numéro, vous trouverez un dossier spécial États-Unis, faits de reportages à la frontière mexicaine sur fond d’éléction de Trump : « Droit dans le mur ». Mais aussi : un suivi du procès de l’affaire des effondrements de la rue d’Aubagne, un reportage sur la grève des ouvriers d’une entreprise de logistique, une enquête sur le monde trouble de la pêche au thon.

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