Hasta siempre militarisation

El Paso/Ciudad Juárez : à la frontière comme à la guerre

El Paso et Ciudad Juárez sont deux villes séparées par le mur frontalier. D’un côté comme de l’autre, le paysage s’est transformé en zone militaire à grands coups de délires sécuritaires. Visite aux côtés d’habitant·es qui résistent, afin que subsiste un minimum d’humanité.

« Ça paraît bien dérisoire comme moyen d’action... » commente Kate en déposant des petites bouteilles d’eau entre deux rochers. Il est 8 heures et le soleil se lève sur le mont San Cristo Rey qui surplombe la ville d’El Paso, au Texas. Sacs à dos et casquettes sur la tête, Kate et Georgina pourraient passer pour des randonneuses. En réalité, Kate, la quarantaine, milite depuis 15 ans à la frontière. Georgina, qui finit juste ses études de médecine, vient ici pour la première fois. Kate lui montre où déposer les bouteilles : au bord du chemin, entre les grillages d’une chapelle, au pied d’un autel érigé à l’effigie de Saint-Joseph (le saint patron des travailleurs). « C’est assez ironique, vous ne trouvez pas ? lance Kate. Les gens qui franchissent la frontière viennent souvent pour trouver du travail... »

Des gouttes d’eau dans le désert

Située pile sur la frontière avec le Mexique, cette colline désertique est un point de passage pour les personnes qui tentent d’atteindre le sol américain. Au fil du temps, Kate a rencontré bien des situations. Notamment des groupes d’exilé·s arrivant par dizaines, souvent épuisé·es, assoiffé·es, et ayant besoin de soins médicaux. Et aussi les violences injustifiées des officiers de la Border Patrol (Police aux frontières américaine) qui sillonnent la zone pour interpeller celleux qu’ils traitent comme des criminel·les. « Ce sont des femmes, des familles, des enfants, des jeunes gens qui essaient d’aider leurs parents restés au pays », précise Kate, qui ajoute : « Les gens qui votent Trump ne connaissent pas la réalité de notre territoire. Ils n’ont aucune conscience de cette humanité. »

De nombreux collectifs locaux déposent de l’eau à destination des exilé·es. Ce geste simple est répété tout au long de la frontière, dans les endroits où le mur s’efface pour laisser place à une autre barrière meurtrière : le désert. Parmi eux, No More Deaths, une organisation dont les militant·es, en dehors d’agir sur le plan humanitaire, effectuent un important travail de recension. Sur leur site, une carte interactive décompte les mort·es lié·es au passage dans la région d’El Paso entre 2008 et 2023. Leur nombre augmente de façon exponentielle ces dernières années (de 12 mort·es en 2017 à 139 en 2023), et les femmes représentent désormais plus de 50 % des personnes décédées. Interrogé par le média Border Chronicle, un membre de No More Deaths précise que la Customs and Border Protection (CBP), censée recenser les mort·es aux frontières, a tendance à mettre de côté les cas impliquant les autorités. Les investigations de ces militant·es montrent que 15 % des décès sont en partie de leur responsabilité : usage de la force, poursuites, absence de soin en détention, etc.

Vivre au son des hélicos

Une fois toutes les rations d’eau déposées, on discute avec Kate et Georgina à l’ombre d’une citerne rouillée. Un officier de la Border Patrol vient à notre rencontre, nous demande poliment les raisons de notre présence et s’en va, l’air satisfait. « Pour moi, ça ne fait aucune différence qu’ils soient sympas ou non dans leur manière de parler. Ces gens portent des flingues, ils nous interrogent et nous surveillent en permanence. La violence, elle est là. » s’insurge Kate. Son mari est mexicain, il a obtenu ses papiers récemment, et tous deux habitent El Paso. Mais pour travailler, voir leur famille ou leurs ami·es, ils se rendent plusieurs fois par semaine à Ciudad Juárez, ville jumelle côté mexicain. Même situation pour Georgina qui est d’origine hispanique et dont une partie de la famille vit à Juárez. Une situation classique dans ces villes frontalières. On a beau les couper en deux, les destins de leurs habitant·es sont liés, leurs histoires communes. « Avant, la frontière n’était pas militarisée et on se sentait beaucoup plus en plus en sécurité, se souvient Kate. Quand tu vis dans une ville où tu entends en permanence le son des hélicos, forcément, la peur s’immisce en toi. » Georgina renchérit : «  Le plus incompréhensible, c’est tout l’argent que L’État investit là-dedans alors que notre système de santé est en déliquescence... Je ne trouve pas qu’on agisse dans le but de me protéger !  »

À bord de son pick-up, Kate nous ramène de la montagne vers sa maison, dans un quartier pavillonnaire. « Ce style de vie me déprime. » avoue-t-elle, regrettant l’époque où elle vivait à Juárez. Comme on lui dit qu’on est estomaqué par le « tout bagnole », elle répond : « Ici, il n’y a que les pauvres, les marginaux et les étrangers qui se déplacent à pied. Un moyen simple de les repérer. » La base de données établie par No More Deaths relève plusieurs cas d’exilé·es dont les cadavres ont été retrouvés en état de décomposition sur le bord de la route – personne ne les avait remarqués depuis plusieurs jours. Tout en roulant, on voit défiler des fourgons de flics en tous genres : municipaux, Border Patrol, milices engagées par l’État du Texas. « Le pire, c’est qu’on a tous des membres de nos familles qui bossent là-dedans ! » lâche Kate avant d’expliquer que le domaine de la sécurité est créateur d’emploi et qu’il embauche particulièrement dans les milieux défavorisés, des personnes majoritairement issues de l’immigration. La boucle est bouclée.

L’empire du pire

Aux patrouilles de flics-prolos qui sillonnent El Paso, s’ajoute une multiplicité de dispositifs non-humains. Le mur, bien sûr, tranche la ville telle une plaie béante. Et à ses pieds, un canal bordé de béton et de barbelés évoque les douves d’un château. Y coule une eau maronnasse, utilisée pour irriguer des terres agricoles, qui connaît de fortes crues. Si les locaux ont conscience de ce danger, les personnes qui tentent le passage n’en savent rien. Ainsi, en 2022, quinze d’entre elles s’y sont noyées en seulement deux semaines. En plus des hélicos qui cisaillent les cieux, on voit apparaître, au-dessus du désert, une forme blanche et stationnaire : le blimp, un dirigeable à enveloppe souple. Il a beau ressembler à un béluga, flottant dans les airs avec nonchalance, ce n’est pas un animal sympathique. Équipé de caméras vidéo high-tech, il fait partie d’un banc de six poiscailles-volants qui surveillent la région. Une opération qui coûte 30 millions de dollars par an, directement versés par l’État à des boîtes privées.

C’est qu’à la tête du Texas, on trouve un sacré spécimen : le gouverneur Greg Abbott. En bon champion des réacs, il est contre l’avortement, pour la libéralisation du port d’arme, et attaque chaque loi qui protège un tant soit peu les travailleur·euses. Mais son vrai dada, c’est la frontière. « Nous utiliserons tous les outils et toutes les stratégies possibles pour tenir la ligne ! » rugit-il sur son compte X, le 25 novembre 2024. Cette déclaration est accompagnée d’une vidéo montrant de grosses bouées, entourées de fils « ­concertinas », installées en travers du Rio Grande. On notera chez ce personnage une sorte de fétichisme pour ces barbelés pourvus de lames de rasoir, sur la terre ferme également. Depuis 2021, il en a fait installer des centaines de kilomètres à la frontière, mais aussi entre le Texas et le Nouveau-Mexique, rendant le passage à l’intérieur même du pays particulièrement risqué. Même si le gouvernement fédéral lui tombe régulièrement dessus1, pointant l’illégalité de ses installations, Abbott continue de disséminer des gadgets assassins sur ses terres, comme le ferait un gamin psychopathe avec des Playmobils sur un plancher. Reste à savoir jusqu’où son imagination – et l’argent public – va pouvoir le porter. Sans doute aussi loin que vivra le business de la sécurité, les frontières servant de laboratoire d’expérimentation, d’innovation, et de contrôle des foules2.

« Le Mexique entier s’est transformé en mur »

Traverser le pont international qui relie le centre d’El Paso et celui de Ciudad Juárez prend cinq minutes. On passe à pied, au-dessus de la muraille, sans aucun contrôle. En sens inverse, c’est une autre histoire. Les personnes munies d’un passeport répondent aux questions des agent·es de la douane, avec plus ou moins de facilités en fonction de leur faciès. Les autres, attendant des heures dans une file qui s’étale en longueur, ce sont des personnes en exil qui, munies de l’application CBP One, essaient d’entrer légalement sur le territoire. Rendue obligatoire par Biden en 2023, cette « innovation » est aujourd’hui l’unique moyen de faire sa demande d’asile. Une pratique vivement dénoncée par un rapport d’Amnesty International, publié en mai 2024. Celui-ci pointe l’accès difficile aux technologies, les limites linguistiques (l’application n’est traduite qu’en anglais, espagnol et créole haïtien), et les inquiétudes suscitées par les usages de la reconnaissance faciale et du suivi GPS. Mais surtout, la démarche suppose de se présenter à un point d’entrée en ayant obtenu un rendez-vous préalable. Or, ceux-ci sont accordés de façon aléatoire. Résultat ? Les personnes attendent ces rendez-vous, coincées au Mexique, souvent pendant de longs mois. La précarité et l’incertitude dans laquelle iels se trouvent les exposent à des situations dangereuses et les poussent souvent à tenter le passage par d’autres moyens, bien plus risqués.

Les villes frontalières du côté mexicain sont le dernier rempart avant l’entrée aux États-Unis. Leurs habitant·es sont témoins des mouvements de populations. Comme en 2018, lorsque la « caravane »3 est arrivée. Hector Padilla, professeur en sciences sociales à l’université autonome de Ciudad Juárez, était alors délégué à l’Institut national des migrations (INM). Proche d’organisations à tendances révolutionnaires, il avait accepté ce poste, proposé par un gouvernement de « gauche » fraîchement élu. « En 2018, l’arrivée d’Obrador au pouvoir était accompagnée de grandes promesses de changement. Une brèche dans laquelle, après discussion avec des camarades de mon entourage, j’ai tenté de m’engouffrer » explique-t-il, alors qu’on boit un café dans son bureau de la fac. « Dans cette institution, l’INM, il y a deux pattes : la première est énorme, c’est une patte d’éléphant, et elle concerne le contrôle des personnes. La deuxième est minuscule, c’est une patte de poulet : il s’agit de l’aide humanitaire. J’ai tenté de renforcer cette patte-là. » L’utopie ne dure pas : en parallèle de ce travail, il observe une présence de plus en plus forte de l’armée dans sa patte de poulet. Celle-ci s’accentue lorsque Trump menace le Mexique de devoir payer la construction du mur s’il n’arrive pas à contenir les populations. En 2019, Hector comprend que sous prétexte de « moderniser » l’institution, le gouvernement s’apprête à renforcer la militarisation au sein même de l’action humanitaire. Conséquence : il démissionne. « Le Mexique n’a pas payé pour le mur, mais il a mis à disposition son armée : le Mexique tout entier s’est transformé en mur. » Dans un coin de la pièce, Gero, camarade de longue date d’Hector et militant de terrain, rebondit : « On ne peut pas comprendre la frontière si on ne prend pas en considération l’impérialisme américain. »

Aider, s’activer, militer

Gero a tout juste cinquante ans. Au fil des ans, il n’a rien lâché de ses idéaux. Toute sa vie il a milité, que ce soit à Chihuahua, dont il est originaire, ou bien à Juárez où il vit depuis plus de 30 ans. Son principal combat ? L’antimilitarisme. Dans une ville comme Juárez, c’est loin d’être une posture théorique. Ici, chaque personne a perdu des proches dans la guerre opposant le gouvernement et les cartels, entre 2008 et 2010. Cette stratégie de confrontation directe, décidée par le gouvernement Calderon, a eu pour conséquence de provoquer un monstrueux bain de sang4. Parmi les civils liquidés, nombre de ses camarades, journalistes critiques et militant·es des luttes sociales. « La militarisation a été appuyée par tous les partis, de droite comme de “gauche”, soutient Gero. Ça n’a pas été pensé contre les mouvements sociaux directement. Mais le résultat, c’est que la peur a gagné. » Et si Juarez est plus calme aujourd’hui, la présence militaire se fait toujours sentir. Malgré tout, l’ambiance est moins mortifère que du côté d’El Paso. Ici, tout le monde est à pied, les rues grouillent de monde et de petits commerçants. Avec Gero, on marche des kilomètres en s’arrêtant à chaque coin de rue, pour saluer un compadre (un camarade) ou observer tel bâtiment sur lequel il a une histoire à raconter.

Sur le bord du canal frontalier sont peintes une série de fresques tournées vers les États-Unis, renvoyant des messages contre les frontières. Devant une inscription « Ni muros, ni militares », Gero me reprend alors que j’emploie le terme activiste. « Ça veut dire quoi ? Que je me lève le matin pour faire une activité ? J’ai l’impression que beaucoup de gens considèrent le militantisme comme une activité individuelle. Pour faire une bonne action ou pour jouer les héros. Mais du jour au lendemain, les activistes disparaissent. C’est impossible de s’organiser de cette façon. » Pour lui, la question n’est pas « qui suis-je ? » Mais plutôt « quelle est ma grille d’analyse ? » La sienne est marxiste. On s’en doutait, vu la longue barbe qu’il arbore... La frontière, il la considère à travers le prisme de la lutte des classes. La militarisation ? Un business rentable pour les marchands d’armes. Les exilé·es ? Une population précarisée pour que les États-Unis disposent d’une main-d’œuvre corvéable à merci et bon marché. Ciudad Juárez ? Une ville sacrifiée aux maquiladoras5. Le vote des Hispaniques pour Trump ? Une stratégie du pouvoir pour diviser le peuple. Alors qu’on bute sur la question « que faire ? », Gero m’amène devant un centre de détention dans lequel, le 23 mars 2023, 40 migrants ont perdu la vie dans un incendie. « Des détenus avaient mis le feu à leurs matelas en signe de protestation, les gardiens ont laissé les portes fermées », précise Gero qui raconte les rassemblements de protestation des jours suivants. La prison est gérée par l’Institut national des migrations, aussi, Gero conclut : « Tu vois, Hector a bien fait de démissionner... »

Et après ...

Le soir des élections, on est une petite bande à se retrouver du côté de Juárez, dans une maison squattée de la rue Columbiana. Kate arrive en pick-up depuis El Paso. Gero et ses copain·es débarquent à pied. Felina, une habitante des lieux installe un écran pour suivre les résultats en direct. Les discussions se taisent peu à peu alors qu’on regarde la carte des États-Unis se couvrir d’une couleur rouge qui n’évoque rien de social. Personne ne s’attendait à un lendemain qui chante, mais personne ne s’attendait non plus à ce que la victoire de Trump s’impose aussi clairement.

« Regardez ! On est remercié dès les premières phrases ! » s’écrie Felina, debout devant l’écran, alors que le despote se lance dans un discours et tape directement sur les étranger·es. Cette jeune femme trans âgée d’une trentaine d’années est prof d’anglais. La langue de l’impérialisme, elle l’a apprise à la source, lorsqu’elle travaillait aux États-Unis « sur des chantiers où tout le monde s’appelait “Juan” et où je ne savais pas planter un clou », déconne-t-elle. Felina a cette façon bien à elle de se marrer de tout. « C’est le style mexicain, me dit-elle. On rit pour ne pas pleurer. » Il n’empêche, une fois ce discours terminé, les larmes lui montent aux yeux. «  I need a drink », lance Kate, les sourcils relevés. Alors on débouche une bouteille et on trinque comme une promesse : Piedra y camino (pierre et chemin)6.

À propos de son film De l’autre côté, dans lequel elle dégommait, en 2002, la frontière sur laquelle on se trouve, Chantal Akermann dit : « Plus on montre des choses qui sont loin, plus ça ramène à ici ». C’est l’effet que fait ce voyage. À force d’observer le mur aux États-Unis, on y trouve des formes qu’on reconnaît partout. Alors qu’on assiste à l’avènement du fascisme là-bas, on se demande comment le combattre ici. Et on rentre en sachant qu’ici ou là-bas, aux États-Unis, au Mexique et comme partout, même s’ils et elles ne sont qu’une poignée, des camarades ne cessent de rire, de pleurer, de lutter. Opposant du vivant et du commun face à un système mortifère, cherchant encore et toujours, comment s’organiser.

Par Pauline Laplace illustration Alex Less

1 Exemple : Abbott a adopté une loi criminalisant l’entrée des migrant·es au Texas (jusqu’à 20 ans d’emprisonnement en cas de « récidive »). Celle-ci a été retoquée par la Cour suprême en mars dernier.

2 À propos du business de la sécurité, se reporter aux ouvrages de Mathieu Rigouste. Ici son dernier bouquin : La Police du futur – Le marché de la violence et ce qui lui résiste, Éditions (10/18/2022).

3 Pour se protéger des violences rencontrées durant le voyage, les personnes fuyant les pays d’Amérique centrale s’organisent en groupes appelés « caravanes », principalement composés de familles. En 2018, entre 8 000 et 10 000 personnes se sont ainsi lancées sur la route vers les États-Unis et sont restées bloquées côté mexicain.

4 Tristement élue ville la plus dangereuse du monde, Ciudad Juarez a été un des théâtres principaux de la guerre contre les cartels. Avec plus de 3 000 morts par an, dont une grande partie de civils, durant cette période. Elle est également connue pour avoir connu un nombre record de féminicides plusieurs années consécutives.

5 Les maquiladoras sont des usines étatsuniennes délocalisées au Mexique où l’on emploie une main-d’œuvre pas chère (en grande partie immigrée). À partir de l’entrée en vigueur de l’Alena (Accord de libre-échange nord-américain) en 1994, elles poussent comme des champignons tout le long de la frontière.

6 « Piedra y Camino » est une chanson de Mercedes Sosa, chanteuse argentine très populaire dans toute l’Amérique latine.

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CQFD n°236 (décembre 2024)

Dans ce numéro, vous trouverez un dossier spécial États-Unis, faits de reportages à la frontière mexicaine sur fond d’éléction de Trump : « Droit dans le mur ». Mais aussi : un suivi du procès de l’affaire des effondrements de la rue d’Aubagne, un reportage sur la grève des ouvriers d’une entreprise de logistique, une enquête sur le monde trouble de la pêche au thon.

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