Désert de l’arme
Refuzniks : « briser le cycle de la guerre »
Passage obligé pour tous les citoyens de l’État d’Israël, l’armée, Tsahal1, est une institution sacralisée. Il semblerait pourtant que depuis quelque temps, celle-ci soit contestée de l’intérieur. En avril, plusieurs lettres ouvertes critiquant l’armée du peuple ont été signées par des milliers de réservistes et d’anciens militaires. « La guerre sert principalement des intérêts politiques et personnels, et non des intérêts sécuritaires » s’indignait l’un de ses auteurs. Sans blague... Ceux-ci ont été directement désignés comme des « incendiaires » et des « agents du chaos » par le quotidien Israël Hayom, plus grand tirage de la presse du pays2. Diffusé le 12 juin en France, un épisode d’« Envoyé spécial » fait état d’un « mouvement naissant qui inquiète l’armée israélienne ». Il pointe que 20 % des 300 000 réservistes de Tsahal se sont détournés du combat et note que « pour la première fois depuis le début de la guerre à Gaza, l’un de ces déserteurs, Daniel Yohaval, 32 ans, a été mis en prison par un tribunal militaire ».
Il est question de courage, mais aussi d’acuité, pour qui refuse de marcher au pas dans une société qui héroïse ses soldats
En réalité, même s’il a toujours été extrêmement minoritaire, le mouvement des objecteurs de conscience est, en Israël, aussi vieux que Tsahal elle-même. Celles et ceux qui choisissent l’arme de la désobéissance sont appelés « refuzniks » et le photographe Martin Barzilai leur rend hommage dans un nouveau livre Nous refusons – Dire non à l’armée en Israël (Libertalia, 2025). Son travail est le fruit de seize années de rencontres, réactualisées après le 7 Octobre. À travers des portraits en textes et en images, sobres et précis, il nous amène à la rencontre de « quelques individus qui osent briser le cycle de la guerre » écrit Eyal Sivan, cinéaste et opposant israélien, dans la préface du livre. « Le courage réside parfois dans la résistance aux normes établies », ajoute-t-il. En effet, au fil des pages, on réalise qu’il est question de courage, mais aussi d’acuité, pour qui refuse de marcher au pas dans une société qui héroïse ses soldats.
Les paroles que Martin Barzilai récolte (et qu’il a travaillé avec l’aide de notre compadre Mathieu Léonard), nous renseignent sur la difficulté d’ouvrir les yeux dans une société totalitaire, et les risques encourus quand on est pacifiste dans un État guerrier3 : la prison d’abord, mais aussi une immense solitude parmi les siens. Le destin des refuzniks est souvent celui d’une grande marginalisation au sein d’une société qui a fait du « droit d’Israël à se défendre » son principe indépassable. L’auteur saisit avec précision comment certaines trajectoires individuelles déviennent, petit à petit, des musiques sans âme, jusqu’à un choix radical et ô combien tabou : celui de ne rien faire. Bien loin des larmes plaintives de la chanson de Jean-Jacques Goldman, « Né en 17 à Leidenstadt » et de sa molle question « aurais-je été meilleur ou pire que ces gens ? » Barzilai documente une réalité spécifique – celle de la puissance de l’armée israélienne dans l’esprit de son peuple –, tout en offrant une réflexion plus large sur l’engagement. CQFD étant à la base un journal antimilitariste, on ne pouvait pas passer à côté de cet hommage aux déserteurs qui donne un peu de souffle dans un moment devenu irrespirable.
« L’année dernière, j’ai décidé que je ne ferais pas l’armée. C’est lié à l’évolution de mes convictions politiques et religieuses. Ma famille est ultra-orthodoxe. J’ai arrêté de l’être moi-même. […] Au sein de la communauté, je n’avais jamais entendu parler de l’occupation. Mes parents avaient un ordinateur avec un filtre religieux pour internet. Avec ce genre de filtres, on ne peut aller que sur les sites de la communauté, même Wikipédia est filtré. Par exemple, les sujets qui touchent à l’évolution sont proscrits. Dans la yeshiva4, internet était aussi filtré, bien entendu. Mais j’ai trouvé le moyen de supprimer ces filtres à l’école et à la maison. Cela m’a pris beaucoup de temps pour comprendre les différents types de narrations historiques. En Israël, nous avons quatre systèmes différents d’éducation : l’éducation laïque, l’éducation religieuse, ultra-orthodoxe et arabe. En apprenant l’histoire, j’ai compris que quelque chose était arrivé au siècle dernier. Mais je ne savais pas quoi. On ne nous apprend pas les mauvaises choses que les Israéliens ont faites en 1948. On nous enseignait que nous, les Israéliens, nous avions raison et que les Palestiniens étaient des menteurs. Le 7-Octobre, à 6 heures 30, mon camarade de chambrée m’a réveillé pour me dire que les bombes pleuvaient… Ce fut une journée très difficile. Mon père est réserviste dans l’armée, aussi étrange que cela paraisse pour un ultra-orthodoxe5. C’était un samedi et il n’utilise pas son téléphone ce jour-là. J’avais peur pour lui. Puis j’ai vu dans l’après-midi qu’il était en ligne. Parce qu’on peut rompre le shabbat s’il s’agit de sauver des vies. Le 8 octobre, je suis allé donner mon sang. Depuis je passe beaucoup de temps en Cisjordanie pour faire de la présence protectrice dans des villages près de Ramallah. Une fois, les colons ont volé 150 moutons à un Palestinien. Celui-ci est allé porter plainte au commissariat. Mais ils l’ont arrêté en l’accusant d’être le voleur. Nous avons pu payer sa caution et il a été libéré après douze heures de détention sans eau ni nourriture. Voilà le vrai visage de l’occupation. Je sais que quand j’aurai tiré ma peine de prison pour insoumission, beaucoup de gens me haïront. Certains me détestent déjà, parce que je poste chaque jour le décompte des personnes tuées à Gaza sur le réseau X. J’ai des milliers de commentaires haineux. »
« Je suis née durant la première Intifada. Mon père aurait dû faire son service de réserve, mais il a refusé. Alors que j’avais 4 ans, il faisait des allers-retours en prison militaire. […] Quand j’ai eu 7 ans, nous avons déménagé à Neve Shalom, “l’oasis de paix”. Les Palestiniens et les Israéliens y vivent ensemble encore aujourd’hui. Mes parents voulaient que leurs enfants aient une vie différente. Quand vous grandissez à Neve Shalom, vous bénéficiez des deux récits. Les enseignants palestiniens vous narrent la Nakba. Mais plus tard au lycée, je me suis retrouvée uniquement avec des Juifs. J’ai réalisé que l’armée est un point de rupture crucial. Les Juifs de Neve Shalom qui vont à l’armée ont plus de mal à poursuivre leurs relations avec les Palestiniens alors que les refuzniks conservent une sorte de langage commun. […] Quand j’ai reçu la première lettre de l’armée, à 16 ans, j’étais en compagnie de ma meilleure amie qui est palestinienne. Nous avons grandi comme des sœurs. Elle a jeté un œil sur l’enveloppe. Nous nous sommes regardées. Ses yeux me disaient : “Tu sais ce que tu vas faire ?” Et puis, elle a dit : “Sais-tu combien ta vie va être difficile si tu ne vas pas à l’armée ?” Et à ce moment-là, j’ai réalisé que je ne pouvais pas y aller. Je ne voulais pas être la bonne soldate dans ce système d’apartheid. […] Un jour, j’étais avec ma cousine dans un centre commercial quand un Arabe à côté de nous s’est mis à hurler au téléphone. Ma cousine m’a saisi la main et elle m’a demandé : “Noam, qu’est-ce qu’il dit ? Est-ce qu’il va nous tuer ?” Je n’avais même pas remarqué qu’il criait en arabe. Le gars gueulait juste après sa mère parce qu’elle ne lui préparait pas assez de protéines dont il avait besoin pour ses exercices de musculation. Vous comprenez le fossé ? Alors je ne blâme pas les Israéliens qui ne comprennent pas l’arabe. Ils ne comprennent pas le contexte dans lequel ils vivent, ils ne comprennent pas ce que la moitié des gens d’ici leur disent. La vraie merde, ce ne sont pas les gens. La merde, c’est la politique ! La merde, c’est l’apartheid ! La merde, ce sont ces deux systèmes séparés pour deux peuples différents ! La merde, c’est l’éducation que nous recevons ! Et ces grosses sommes d’argent qui viennent des putains de gros évangélistes chrétiens américains prosionistes, le fric que les nationalistes religieux obtiennent pour prendre les maisons des Palestiniens, étendre les avant-postes de la colonisation. Le problème est beaucoup plus vaste que ces Israéliens qui ne parlent pas arabe. »
« Dans les geôles militaires, la grande majorité des personnes sont des déserteurs ou des personnes qui ne reviennent pas après une permission. En général, la motivation est d’ordre économique, parfois pour des raisons de santé mentale ou des problèmes familiaux, par exemple quand un de leurs parents est très malade. J’ai aussi rencontré pas mal de filles qui ont fui leur service militaire à cause du harcèlement sexuel dans l’armée. Quand elles s’en plaignent, c’est la loi du silence.
« Certains me surnomment “celle qui n’aime pas être juive” parce que je ne soutiens pas cette guerre »
Souvent, ces femmes en prison militaire viennent d’un milieu social très difficile. Dans nos conversations, j’essayais de mettre en rapport la façon dont l’armée les déshumanise avec la façon dont elle déshumanise les Palestiniens. J’ai tenté de parler de politique parfois. Mais en général, ça ne se passait pas très bien. Même si l’armée les maltraite, la grande majorité d’entre elles sont vraiment d’extrême droite. Elles soutiennent la guerre. Elles haïssent les Palestiniens. Ces gens avec qui j’étais en prison, qui disaient des choses terribles, sont aussi des humains. Je pense que la déshumanisation est ce qui pousse ce conflit vers l’horreur. [...] Je ne soutiens pas le Hamas et je ne soutiens pas ce que fait Israël. Je suis très critique envers mon pays et je le dis publiquement. Je ne suis pas sioniste. Mais je suis juive. Et je ne suis pas antisémite. Et cela n’a rien à voir avec les Juifs. Beaucoup de gens ne font pas la différence entre le judaïsme et le sionisme, pas plus qu’entre le judaïsme et Israël. Ce ne sont pas les mêmes choses. Les critiques envers ce pays n’ont pas toujours quelque chose à voir avec l’antisémitisme. Certains me surnomment “celle qui n’aime pas être juive” parce que je ne soutiens pas cette guerre. En Israël, beaucoup de gens voient le génocide des Palestiniens comme une solution. C’est dément ! Ils pensent : “Plus jamais ça, contre nous”. Le discours sur la mémoire de l’Holocauste est de dire que ce qui nous est arrivé nous donne le droit de nous défendre par tous les moyens. Au lieu de réfléchir sur les mécanismes qui ont engendré cette horreur, réfléchir sur le type de mentalité que les gens devaient avoir pour que cela puisse se produire. »
« Dans deux semaines, j’irai en prison militaire pour avoir refusé de servir dans l’armée. J’ai réalisé que je ne voulais pas la faire l’année dernière, lors d’un voyage scolaire qu’on appelle Massa Israeli Journey (programme organisé par le gouvernement sur les traces des pionniers sionistes). On est supposés se connecter avec la terre d’Israël. Après un périple d’une semaine, on retourne au lycée et on fait une grosse fête avec plein de drapeaux israéliens.
« Quand je parle à ma famille des victimes à Gaza, pour eux, c’est secondaire. Leur point de vue est avant tout sioniste. »
Nous avons commencé par le plateau du Golan, cette partie contestée du nord d’Israël annexée pendant la guerre des Six-Jours en 1967. Durant ce voyage, nous avons rencontré une mère qui avait perdu sa fille, alors que celle-ci gardait une colonie implantée à Gaza. La mère nous en parlait comme d’un sacrifice nécessaire. Elle dédiait sa vie à expliquer aux jeunes générations qu’il fallait prendre modèle sur sa fille et mourir pour son pays. [...] Quand je parle à ma famille des victimes à Gaza, pour eux, c’est secondaire. Leur point de vue est avant tout sioniste. Même pour des progressistes, parler de Gaza est hors de propos. Ils pensent aux otages et à la paix, mais ils ne sont pas préoccupés par le sort des Palestiniens. Ils ne voient pas ce qu’il se passe. Je me dispute avec eux à ce sujet. Si je mentionne simplement le fait que je ne vais pas dédier trois ans de ma vie à quelque chose de mauvais, mon père me rétorque : “J’étais dans l’armée, ton frère était dans l’armée…” [...] Ils n’ont pas la capacité de voir ce qui se passe actuellement à Gaza. Les informations fournies par la télé israélienne aujourd’hui ne sont que de la propagande. Même la prof qui m’a mis en contact avec l’organisation Mesarvot, une des organisations les plus à gauche en Israël, ne croit pas au nombre de morts à Gaza. Elle pense que ce sont les chiffres du Hamas. Alors qu’ils sont confirmés par l’ONU. »
1 Initiales de « Force de Défense d’Israël » en hébreu.
2 Lire « En Israël, un début de prise de conscience dans l’armée alarme le pouvoir », Mediapart (12/04/2025).
3 Eyal Sivan précise également que les militaires représentent 20 % de la population adulte active en Israël.
4 Centre d’étude de la Torah et du Talmud.
5 Les juifs orthodoxes (haredim en hébreu) refusent de faire leur service militaire, ils en étaient d’ailleurs exemptés jusqu’en juin 2024. Pour ces religieux extrémistes et « antisionistes », Israël ne sera un « État juif » que lorsque le Messie viendra et que sa gouvernance sera régie par les lois de la Torah.
Cet article a été publié dans
CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Dans ce numéro d’été, on se met à table ! Littéralement. Dans le dossier d’été, CQFD est allé explorer les assiettes et leur dimensions politiques... Oubliés le rosé et le barbeuc, l’idée est plutôt de comprendre les pratiques sociales autour de l’alimentation en France. De quoi se régaler ! Hors dossier : un mois de mobilisation pour la Palestine à l’international, reportage sur le mouvement de réquisition des logements à Marseille, interview de Mathieu Rigouste qui nous parle de la contre-insurrection et rencontre avec deux syndicalistes de Sudéduc’ pour évoquer l’assassinat d’une Assistante d’éducation en Haute-Marne...
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Paru dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
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Mis en ligne le 26.07.2025
Dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
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