1000 jours après
Antifa en Ukraine : « C’était très clair que je devais aller me battre »
Mi-novembre, Kyiv est las. Donald Trump vient d’être réélu à la Maison Blanche, et avec lui s’instillent d’immenses incertitudes sur l’avenir de l’Ukraine. Des dizaines de drones et missiles russes hantent les nuits de la capitale, sans cesse interrompues par le hurlement des alarmes et le toum toum toum des canons anti-aériens. Alors que la ligne de front à l’Est vacille, la pression s’accentue sur les hommes et femmes en âge de combattre. Malgré un semblant de normalité, plus de 1 000 jours après les premiers bombardements, la guerre est partout. « Je suis fatigué », soupire Anton dans un café du centre, où l’on croise plusieurs jeunes en béquilles ou avec des prothèses de jambe. Militant antifasciste rapatrié du front il y a quelques mois, il ne voit pas comment il pourrait « parler d’autre chose que de la guerre ».
« Les ennemis d’hier se sont retrouvés ensemble pour faire front avec les manifestants »
Volontaire dès février 2022 pour « défendre l’Ukraine face à la violence d’un État impérialiste », il a été emporté dans un quotidien de tranchées, d’obus et de mort. Bien loin de ses aspirations politiques, la guerre est pourtant devenue un « engagement nécessaire » à ses yeux. Ce jour-là, il livre ses craintes sur le « futur impossible » de son pays, « pris en étau dans un conflit non voulu » et menacé par une spirale « de peurs et de haine qui ne pourra pas s’arrêter avec un quelconque armistice ». Conséquence directe : des propos très militaristes qu’il n’aurait « jamais pu imaginer tenir il y a quelques années », et un avenir contraint de s’imaginer exclusivement à travers « la capacité de résistance de l’armée ukrainienne ». Entretien.
Comment tu te sens plus de 1 000 jours après le déclenchement de la guerre ?
« Je n’ai pas l’impression que ça fasse 1 000 jours, plus 2 000, ou encore plus que ça. Certains de nos gars se sont retrouvés en captivité dès 2014. Cette guerre date vraiment. Mais elle a changé de dimension en 2022 : maintenant, ça se joue avec l’armée. Je pense surtout à combien de jours cela va encore durer, et combien de temps on pourra continuer à lutter. »
Comment es-tu venu à l’antifascisme, et qu’est-ce que ça voulait dire pour toi ?
« Je viens de la scène punk hardcore. En Ukraine, au début des années 2000, c’était une petite communauté : les trucs d’extrême gauche ne sont pas très populaires par ici. Nos concerts se faisaient parfois attaquer par des néo-nazis, donc on a dû apprendre à se défendre. On s’est organisés dans les tribunes du FC Arsenal de Kyiv en créant un club d’ultras antifa. Il nous fallait des espaces, l’extrême droite était omniprésente, dans la rue comme dans les tribunes.
« À Maïdan, je crois qu’on a surtout gagné de l’expérience »
C’est là que je suis devenu hooligan à 100 %. J’ai participé à la création du Hoods hoods klan, un club de supporters ultras porté par des valeurs antifascistes. C’était violent, on se retrouvait souvent à se battre contre les ultras des autres clubs, notamment ceux du Dynamo Kyiv. Plusieurs de nos gars ont été gravement blessés, mais on en a aussi envoyé quelques-uns à l’hôpital. »
Fin 2013, tu descends sur la place Maïdan et prends part au soulèvement contre le régime pro-russe du président Ianoukovitch. Très vite, les ultras se retrouvent en première ligne sur les barricades pour faire face aux flics et aux milices. Comment ça se passe ?
« Les ultras ont l’habitude de faire corps et entre groupes, il y a beaucoup d’inimitiés politiques, c’est pourquoi il nous arrive souvent de nous battre. Mais à Maïdan, on a décidé de signer un accord de paix entre les différents mouvements ultras. Les ennemis d’hier se sont retrouvés ensemble pour faire front avec les manifestants et résister face à la police et aux milices. Bien sûr, les conflits politiques n’ont pas pour autant disparu. »
À partir de quand réalises-tu que ce qu’il se joue est révolutionnaire ?
« Je l’ai réalisé quand les combats avec la police ont commencé, devant l’ampleur de la répression, quand les gens ont commencé à disparaître, à être emmenés en forêt sans jamais revenir, à être torturés1... L’Europe a une grande expérience des émeutes, des luttes et des révolutions. Mais en Ukraine, c’est à ce moment-là que ça a commencé. C’était notre première fois, on n’avait aucune idée de ce qu’on pouvait faire. À Maïdan, je crois qu’on a surtout gagné de l’expérience. »
La guerre commence en 2014, dans l’Est, avec l’annexion de la Crimée et la prise d’armes des séparatistes soutenus directement par la Russie. Qu’est-ce que tu fais ?
« Après Maïdan, quand l’invasion a commencé, je suis allé à Louhansk, dans le Donbass, avec le bataillon Aïdar, une unité militaire constituée de volontaires pour se battre contre les Russes et les séparatistes. On n’était que quelques antifas à y aller. Il y avait pas mal de nationalistes et de combattants d’extrême droite aussi, notamment des ultras. À mes yeux, résister à cette invasion russe était directement lié à ce pour quoi on luttait à Maïdan : pour notre indépendance, pour notre liberté vis-à-vis de notre voisin impérialiste. Mais je ne suis pas resté longtemps. Il y a eu le cessez-le-feu [accords de Minsk I et II en 2014-2015 pour tenter de mettre fin à la guerre, ndlr], et l’armée a intégré le bataillon auquel j’appartenais dans l’armée régulière. Pour moi, il n’était pas question de signer un contrat long avec l’armée nationale.
« Dans le Donbass, j’ai vu des inégalités de dingue, la pauvreté et des ultras-riches jusqu’à l’absurde ! »
Dans le Donbass, j’ai vu les explosions, j’ai parlé avec les gens, j’ai vu des inégalités de dingue, la pauvreté et des ultras-riches jusqu’à l’absurde ! Tu vois ça, et tu comprends tout. On dit souvent que Donetsk et le Donbass avec toutes leurs mines et industries lourdes nourrissent les autres régions, mais en fait ça nourrit surtout les riches et les pourris du gouvernement de la région. Après, j’ai fait une tournée en Europe dans différents lieux antifas pour parler de Maïdan depuis la perspective de ceux qui l’ont vécu. À Barcelone, on a rencontré des gens pro-séparatistes, méfiants vis-à-vis de nous, pensant qu’on était brainwashés par l’Union européenne et l’OTAN. Ils nous disaient qu’ils avaient leurs infos sur des médias indépendants, mais des médias indépendants qui s’appelaient Sputnik ou Russia Today... Financés par les Russes ! Nous on était là pour lutter contre cette propagande et faire circuler nos récits. »
En 2022, la guerre change complètement d’ampleur, et tu décides de partir combattre. Est-ce que c’était un débat de participer à la guerre dans une perspective antifasciste ?
« Pour moi c’était très clair : c’était une invasion impérialiste faite par un dictateur qui voulait entrer dans l’histoire. Je devais aller me battre. Notre gouvernement n’est pas parfait, notre pays non plus, mais pour moi la question était : “Est-ce que c’est ma guerre ?” J’habite ici, les Russes envahissent, tuent, s’accaparent et détruisent tout, donc oui, il fallait que je fasse quelque chose. »
Plus de 1000 jours après, la pression se fait de plus en plus forte sur les personnes « mobilisables ». Comment vis-tu ça ? Toi, c’est dans ta tête, la possibilité de l’exil ?
« J’ai réfléchi à fuir l’Ukraine, oui. Ça reste un sujet qui plane dans un coin de ma tête. C’est tellement épuisant la guerre, que parfois je me dis “fuck that shit, je me casse”. Au début, on a eu des camarades, et des gens de tous les mouvements ultras, qui se sont exilés, légalement ou illégalement. Je n’ai pas envie de juger, c’est à eux de dire si c’était une bonne décision ou pas. Mais quand tu vois toutes ces villes et villages complètement rasés, la violence de l’occupation, moi j’ai quand même du mal à concevoir la fuite. Et puis, pour qu’un mouvement anti-autoritaire puisse continuer d’exister, même en temps de guerre, il faut bien qu’il y ait des gens qui le défendent de l’intérieur. Sinon, politiquement, vous êtes morts. »
« Pour moi c’était très clair : c’était une invasion impérialiste faite par un dictateur qui voulait entrer dans l’histoire »
Qu’en est-il de la solidarité internationale ?
« Dans notre groupe, il y a des gens d’Espagne, de Biélorussie, d’Allemagne, qui nous ont rejoints pour se battre. Des collectifs nous envoient des voitures, du matos comme des drones, des médocs, des thunes.... Mais même si beaucoup de réfugiés de guerre se décarcassent pour nous soutenir, ça diminue par rapport au début. Ce qui est important, c’est de dire la vérité de ce qu’il se passe ici, de dire ce que c’est de vivre sous l’occupation d’un État impérialiste. Il faut en parler dans les milieux de gauche et les milieux anarchistes. Poutine ne s’arrêtera pas là où il est, les gens doivent comprendre que ça va durer des décennies. On doit élargir nos regards. »
1 Lire « Ukraine : la violence de la répression renforce les mobilisations », Mediapart (31/01/2014).
Cet article a été publié dans
CQFD n°236 (décembre 2024)
Dans ce numéro, vous trouverez un dossier spécial États-Unis, faits de reportages à la frontière mexicaine sur fond d’éléction de Trump : « Droit dans le mur ». Mais aussi : un suivi du procès de l’affaire des effondrements de la rue d’Aubagne, un reportage sur la grève des ouvriers d’une entreprise de logistique, une enquête sur le monde trouble de la pêche au thon.
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Paru dans CQFD n°236 (décembre 2024)
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Illustré par Clément Buée
Mis en ligne le 07.01.2025
Dans CQFD n°236 (décembre 2024)
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