Domination dans la révolution

Chef, oui chef

Dans Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024), la sociologue Julie Pagis décortique l’histoire hallucinée d’un groupe de maoïstes et de leur mystérieux leader, et signe un ouvrage fascinant à l’adresse des militants d’aujourd’hui.
Maïda Chavak

En 1971, Paul, jeune militant maoïste, est vidé de ses espoirs révolutionnaires nés avec la ferveur de 1968. Établi dans une petite usine de machines à écrire, il s’abîme le corps et la tête en rêvant d’un Grand Soir de plus en plus vaporeux. Un soir de réunion avec quelques camarades, « une sorte de messie » apparaît : le très charismatique Fernando, réfugié espagnol antifranquiste de retour de Chine. Paul se sent tout de suite embarqué par sa proposition de mise en pratique ici et maintenant de la révolution prolétarienne.

Envoûtés et conquis, une quinzaine d’hommes et femmes rejoignent aussi ce qu’ils ne tarderont pas à nommer « l’Organisation », constituée telle une avant-garde révolutionnaire prête à tous les sacrifices pour la cause. Suivant les directives du « camarade F », à la rhétorique imbattable et à l’aura immense, les militants font table rase de leur passé. Ils entrent pour de bon à l’usine et rejettent violemment tout ce qu’ils jugent être des réflexes petits-bourgeois. Petit à petit, le groupe s’isole pour s’installer dans « le Bâtiment », un ancien couvent à Clichy qu’il occupe sur le modèle de la commune populaire chinoise de Tatchai. Entre ses murs et hors du monde, le cauchemar va durer des années.

Jusqu’où peut-on aller pour la cause ? Comment s’efface l’esprit critique ?

Violences de genre, emprise et manipulation, participation volontaire à un totalitarisme, soumission… Dans Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024), la sociologue Julie Pagis, déjà autrice de plusieurs ouvrages sur les trajectoires de ceux qui ont vécu les événements de 68, plonge dans cette histoire délirante et y décortique les ressorts de la domination charismatique. Pris dans une série d’engrenages orchestrés par leur chef, les membres de l’organisation collectivisent les enfants, s’écharpent sur leurs coupes de cheveux trop bourgeoises ou projettent l’assassinat d’un des leurs.

S’appuyant sur les carnets de notes terrifiants tirés des archives de l’Organisation et sur les témoignages des rescapés, elle livre un polar tenu par des questions aux mille échos : jusqu’où peut-on aller pour la cause, comment s’efface l’esprit critique, etc. Et fait marquant : elle n’omet pas pour autant la part de lumière et d’enthousiasme qui sous-tendait toute cette expérience. « Encharismée » par la personnalité de Fernando et fragilisée par sa longue enquête, la chercheuse a bataillé pour l’écrire, tenue par l’idée de « libérer la parole dans les milieux militants » et l’importance d’interroger « notre commune vulnérabilité face au pouvoir charismatique […] pour regarder ce problème en face et éviter que nos rêves ne se terminent fatalement dans le cimetière des utopies ».

Par Robin Bouctot
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Cet article a été publié dans

CQFD n°235 (novembre 2024)

Ce mois-ci, on s’entretient avec une militante impliquée dans la révolte contre la vie chère en Martinique. Deux de nos reporters sillonnent le mur frontière qui sépare les États-Unis du Mexique, sur fond de campagne présidentielle Trump VS Harris. On vous parle de l’austérité qui vient, des patrons qui votent RN, mais aussi de la lutte contre la LGV dans le Sud-Ouest et des sardinières de Douarnenez cent ans après leur grève mythique…

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