Fascisme & grandes fortunes
« Le RN, c’est aussi le grand patronat »
C’est un phénomène inquiétant, encore trop peu discuté dans les médias : d’élection en élection, le grand patronat français soutient de plus en plus l’extrême droite. Auparavant adepte du renvoi dos à dos des « extrêmes » ou d’un simple silence complice, une partie des élites économiques œuvre désormais activement pour le Rassemblement national (RN). Comme l’écrit Basta !, « les digues ont visiblement sauté : il n’y a plus d’appel au barrage et l’essentiel du patronat, au nom de la défense de ses intérêts, se met à travailler avec le RN comme n’importe quel autre parti »1.
Enseignant-chercheur à l’université d’Édimbourg, le sociologue Théo Bourgeron travaille depuis plusieurs années sur ce sujet. Entretien.
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Dans votre vidéo pour Blast2, vous parlez des « nouveaux collabos » en visant le soutien des patrons à l’extrême droite. Est-ce quelque chose de récent ?
« Le soutien du patronat à l’extrême droite n’est pas un phénomène nouveau d’un point de vue historique. Mais il est devenu particulièrement visible ces dernières années. L’envolée du Front national (FN) à la présidentielle de 2012 (17,9 %, contre 10,4 % en 2007) fut largement attribuée à un “vote de révolte” des classes populaires. Cette analyse en termes de populisme – qui met l’accent uniquement sur les classes populaires et postule une sorte d’irrationalité de leur choix politique contre leur intérêt de classe – a longtemps fait passer sous les radars le vote patronal. Mais depuis quelques années, le soutien des grandes fortunes à l’extrême droite est devenu tellement manifeste qu’il est difficile de l’ignorer. Cela ne concerne pas que la France, mais aussi les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie ou encore la Hongrie, même si ce n’est pas toujours le même patronat ou la même extrême droite. »
Qui sont ces grands patrons français dont vous parlez et comment soutiennent-ils l’extrême droite ?
« Dans mon dernier article sur le site Analyse opinion critique (AOC)3, j’explique que les figures du patronat concernées proviennent en France de trois grands secteurs économiques : le monde financier (en particulier la “finance alternative”4), la tech française – et non étasunienne – et les énergies fossiles.
« Il peut y avoir des intérêts économiques de certaines classes dominantes à défendre des idéologies racistes »
Pierre-Édouard Stérin, qui a fait fortune dans la tech puis investi sa fortune dans le fonds d’investissement Otium Capital, a racheté, avec son associé, la villa de Jean-Marie Le Pen tout en le laissant y vivre tranquillement. À travers le projet Périclès, il investit aussi 150 millions d’euros sur dix ans pour former des élus, proposer du conseil politique aux mairies, matraquer médiatiquement les idées du RN ou financer une “guérilla juridique”5. L’investisseur français Charles Beigbeder, qui a investi sa fortune issue du secteur énergétique dans le fonds d’investissement Quantonation, finance des médias d’extrême droite. Il a soutenu publiquement Éric Zemmour et Marion Maréchal quand elle a créé son école de sciences politiques. Pour ce qui est du domaine de l’énergie, on peut citer Vincent Bolloré, dont on connaît peu l’activité économique liée à ses dépôts pétroliers en France. Il est un des grands soutiens d’Éric Zemmour. Sa villa a accueilli la réunion de ralliement d’Éric Ciotti au RN cet été, et on connaît ses projets par rapport aux médias. »
Ces soutiens ont-ils des visées purement économiques ou également idéologiques ?
« Souvent, quand un lobby patronal soutient Macron et l’option néolibérale, on va lire dans la presse que c’est par intérêt économique. En revanche, si un grand patron soutient l’extrême droite, de nombreux commentateurs vont y voir une lubie idéologique. Or, j’essaie justement de montrer comment c’est avant tout l’intérêt économique du patronat qui va déterminer ses soutiens, au vu de certaines dispositions des programmes des partis.
« Le soutien des grandes fortunes à l’extrême droite est devenu tellement manifeste qu’il est difficile de l’ignorer »
Ceci dit, il est vrai qu’il peut y avoir des intérêts économiques de certaines classes dominantes à défendre des idéologies racistes. On voit par exemple que jusqu’il y a peu, le groupe Bolloré réalisait une partie de son chiffre d’affaires grâce à des infrastructures dans des pays africains ; un tel modèle économique s’appuie sur une politique française néocoloniale, qui elle-même repose sur une vision du monde raciste. L’idéologie raciste de ces programmes peut aussi jouer d’autres rôles, comme perpétuer des formes de ségrégation au sein du monde du travail, en maintenant une main-d’œuvre sans papiers extrêmement vulnérable par exemple. »
Que peuvent les sciences sociales face à l’extrême droite ?
« Pendant toute une décennie, l’analyse du vote RN comme “vote de révolte” a rendu impossible la compréhension de la montée de l’extrême droite. Mais c’est en train de changer, autant dans le monde universitaire que dans le débat public : le RN, ce n’est pas juste des ouvriers du nord de la France désindustrialisé, c’est aussi – et surtout – des grandes fortunes et le grand patronat.
« L’analyse du vote RN comme “vote de révolte” a rendu impossible la compréhension de la montée de l’extrême droite »
Ce soutien financier des patrons au RN est difficile à documenter en France parce que, contrairement à l’Italie ou au Royaume-Uni, il est assez peu transparent. Ce n’est donc pas une simple controverse d’universitaires. Nous manquons de données pour démontrer par quels moyens le RN domine le débat public. »
Vous parlez de la nature hétérogène du bloc bourgeois qui détient le pouvoir dans la période actuelle. Pourriez-vous nous l’expliquer ?
« Il y a des éléments de conflits assez forts, ou même des divisions, au sein des classes dominantes. Alors que des acteurs de la banque et de la finance traditionnelle continuent de soutenir le pouvoir en place, la montée en puissance du soutien au RN par la “finance alternative” ou le secteur des énergies fossiles traduit leur volonté de soutenir un autre programme politique, y compris lorsque cela implique de ne pas faire corps avec d’autres parties du patronat. Ces conflits au sein du patronat révèlent par ailleurs une division des classes dominantes, ce qui est un signe de fragilité qu’il est possible d’exploiter. »
1 « Le patronat passe-t-il à l’extrême droite ? », Basta ! (05/07/2024).
2 Voir la vidéo « Grand patronat et extrême droite : les nouveaux collabos », Blast (18/08/2024).
3 Lire « Finance, énergies fossiles, tech : ce patronat qui soutient l’extrême droite par intérêt » (05/07/2024).
4 Modes de financement qui ne s’inscrivent pas dans le cadre des marchés financiers ou du système bancaire traditionnel, et qui se sont développés à la suite de la crise de 2008 : crypto-monnaies, prêts entre particuliers, micro-crédits aux entreprises, crowdfunding (financement participatif en ligne), etc.
5 « Projet Périclès : le document qui dit tout du plan de Pierre-Édouard Stérin pour installer le RN au pouvoir », L’Humanité (19/07/2024).
Cet article a été publié dans
CQFD n°235 (novembre 2024)
Ce mois-ci, on s’entretient avec une militante impliquée dans la révolte contre la vie chère en Martinique. Deux de nos reporters sillonnent le mur frontière qui sépare les États-Unis du Mexique, sur fond de campagne présidentielle Trump VS Harris. On vous parle de l’austérité qui vient, des patrons qui votent RN, mais aussi de la lutte contre la LGV dans le Sud-Ouest et des sardinières de Douarnenez cent ans après leur grève mythique…
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Paru dans CQFD n°235 (novembre 2024)
Par
Illustré par Clément Buée
Mis en ligne le 07.11.2024
Dans CQFD n°235 (novembre 2024)
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