Feu
De la prison au CRA
Le 14 mars dernier devait être le jour de retrouvailles et de liberté pour Djibril, 29 ans. Après deux ans de prison, c’est un certain vertige mais aussi une immense impatience qu’il ressent : sa compagne et leur fille de six mois, qu’ils ont eu au cours de la détention, l’attendent à la sortie. À part au téléphone et en visio, il n’a jamais vu son enfant : la permission le jour de la naissance lui avait été refusée. « Je voulais la rencontrer dehors. La prison, ce n’est pas un endroit pour un bébé, c’est plein d’ondes négatives. » Ce matin-là, à 9 heures, Djibril se dit « prêt ». Il est conduit au greffe pour les formalités de levée d’écrou. « Là, trois policiers me disent que mon titre de séjour n’est plus à jour, que je suis sous Obligation de quitter le territoire français [OQTF] et Interdiction de territoire français [ITF], et qu’ils vont m’emmener au Centre de rétention administrative [CRA] de Rennes. » En prison, personne ne l’a prévenu : « Ils ne m’ont laissé aucune chance de faire les démarches. C’est délirant... On dirait que le préfet de Loire-Atlantique veut juste me gâcher la vie. »
« Les gens deviennent fous ici, on les traite comme de la merde, on les casse »
Dehors, sa compagne s’impatiente. « J’attendais, j’attendais… Il devait être là depuis une heure ! J’ai fini par aller voir à l’accueil. Là, une dame me rit au nez et me dit : “vous pouvez attendre longtemps : il ne sortira pas, il part avec la police” », rejoue-t-elle quinze jours plus tard devant les grilles du CRA. « C’est pas légal de faire ça non ? Ils sont censés recevoir le courrier pour prévenir qu’ils ont une OQTF. C’est vraiment dégueulasse. J’étais sûre qu’il allait être libre. On devait partir direct voir sa famille à Paris. Franchement... La justice française est mal faite. » Finalement, elle raconte qu’il a rencontré sa fille au parloir : « Il voulait trop la voir. C’était émouvant, il était pas loin de pleurer. Maintenant je fais la route plusieurs fois par semaine parce qu’on sait qu’il peut être renvoyé à tout moment au Sénégal. » Ce pays, Djibril l’a pourtant quitté quand il avait cinq ans ; aujourd’hui, il n’a plus « personne là-bas ». Depuis l’une des deux pièces blanches prévues pour les visites au sein de l’établissement carcéral, Djibril est dépité. « En prison je pouvais cuisiner, travailler, avoir des soins, ici il n’y a rien, vraiment rien. La nourriture est immonde, on a deux toilettes pour treize personnes, des gens hurlent, j’arrive pas à dormir avant 4 ou 5 heures du matin... C’est pire que la prison ! Les gens deviennent fous ici, on les traite comme de la merde, on les casse. Le moral c’est dur : je sais pas, peut-être que demain on m’embarque. On te dit rien, ça peut arriver n’importe quand. » Au final, malgré les démarches et l’aide juridique de la Cimade, la Police aux frontières (PAF) a débarqué le 1er avril, avant le lever du jour, l’a menotté aux mains et aux pieds, et l’a mis dans un fourgon direction l’aéroport de Paris Charles-de-Gaulle.
« Depuis quelques années, beaucoup de personnes arrivent au CRA après leur levée d’écrou », confirme une salariée de la Cimade qui intervient au centre de rétention de Hendaye, à la frontière espagnole. « Ils ne sont quasiment jamais informés avant le jour de leur libération. Ils s’attendent à sortir et en fait ils sont amenés ici. Le niveau d’absence de considération à l’égard des personnes est ultraviolent. » Dans son dernier rapport sur les CRA, daté de 2023, la Cimade – qui intervient dans quelques centres du territoire et plaide pour leur fermeture – comptabilisait 4 246 placements en rétention administrative à la sortie de prison, soit 26,6 % des cas. Cette sévérité à l’encontre des personnes sans titre de séjour valide serait justifiée par la menace que celles-ci feraient peser sur l’ordre public. L’argumentaire, sorte de fourre-tout juridique et éminemment politique, est répété à tort et à travers par Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, surfant sur quelques faits divers sordides1. Un « non-sens » pour Marine le Bourhis, avocate à Rennes et membre du Groupe de défense des étrangers. La salariée de la Cimade à Hendaye résume : « Cette notion [de menace à l’ordre public] n’est pas définie et est utilisée de façon très, très large. Il suffit d’avoir fait une garde à vue une fois dans sa vie suite à un contrôle d’identité ou une infraction au Code de la route. À la moindre erreur ou au moindre échec que tout un chacun pourrait commettre, c’est foutu ! »
« À la moindre erreur ou au moindre échec que tout un chacun pourrait commettre, c’est foutu ! »
Mohamed, joint par téléphone le 31 mars dernier, est soudeur de métier. Sans papiers, il a longtemps galéré entre les petits boulots de peinture et dans le bâtiment avant de tomber pour une affaire de stups. Après « 5 mois et 22 jours » passés dans la prison de Tulle en Corrèze, il s’attendait à sortir. Mais aussitôt libéré, on l’enferme de nouveau au CRA de Rennes. « Ils m’ont ramené ici car ils m’ont dit que j’avais une interdiction définitive de territoire, mais j’ai pas compris, j’ai pas fait un truc grave ! Ils m’ont pas vraiment expliqué pourquoi j’étais envoyé si loin, mais je crois que c’est parce que les autres CRA sont pleins. Ils disent qu’ils vont me garder jusqu’à ce que la Tunisie donne son accord pour me renvoyer au bled. » Comme Djibril, le temps qui passe et l’inactivité lui pèsent : « Depuis que je suis enfermé au CRA, je me transforme. Chaque jour, je suis différent. Il n’y a rien à faire, on est couché toute la journée. Au moins, en prison, je pouvais faire du sport ! » Et les échos de ceux à qui on a trouvé un vol pour les renvoyer au pays le font angoisser : « L’autre fois, ils sont venus à 2 heures du matin pour un Algérien qui est en France depuis 20 ans. Il avait toute sa vie ici : sa femme, ses enfants... Et puis il y a des gens ici qui sont en danger dans leur pays, ils ne peuvent pas rentrer ! »
« J’étais libre, j’avais purgé ma peine, mais la PAF m’attendait à la sortie. »
La voix paniquée, Régis parle à toute allure. Il sort tout juste du tribunal administratif où le recours contre son OQTF a été rejeté. « J’ai fait mes études en France, j’ai ma famille, ma compagne, ma fille, mon logement, toute ma vie. Je n’ai aucune attache en Côte d’Ivoire, je suis un étranger là-bas, ça n’a pas de sens de me renvoyer ! Mais maintenant, ils peuvent venir me chercher à tout moment. Si l’ambassade ivoirienne répond, demain, après-demain, lundi, c’est foutu : ils m’emmènent dans l’avion... » Libéré le 7 mars dernier « pour bonne conduite » après quatre mois de détention pour une malheureuse histoire de bagarre « et de légitime défense », Régis était convaincu de pouvoir enfin rentrer chez lui. « J’étais libre, j’avais purgé ma peine, mais la PAF m’attendait à la sortie. Ils m’ont dit que c’était trop tard pour faire recours à mon OQTF. Sauf qu’on ne me l’a jamais notifiée ! J’aurai eu tout le temps de faire les démarches en prison ! » Depuis son entrée au CRA, Régis s’inquiète : il a des pertes de mémoire et trouve que son visage se transforme. Porté par la colère de l’injustice, le jeune homme se sent « pris au piège », encore plus depuis qu’il a compris que les coups de sang des retenus contre les agents de la PAF pouvaient mener à des sanctions. Pire, le jeune homme a appris qu’un refus d’embarquer dans le vol charter pouvait être considéré comme une obstruction à une mesure d’éloignement. Un ultime acte de résistance condamnable par... de la prison.
1 En septembre 2024, après le meurtre de la jeune Philippine par un ressortissant marocain placé sous OQTF, Bruno Retailleau avait appelé à « faire évoluer notre arsenal juridique ». De son côté, en mars dernier, Gérald Darmanin exhortait les procureurs et les directeurs de prisons à ce que tout « soit fait pour l’éloignement systématique des étrangers sortant de prison et pour les détenus pouvant terminer leur peine dans leur pays d’origine ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°241 (mai 2025)
Dans ce numéro, on se penche sur le déni du passé colonial et de ses répercussions sur la société d’aujourd’hui. Avec l’historien Benjamin Stora, on revient sur les rapports toujours houleux entre la France et l’Algérie. Puis le sociologue Saïd Bouamama nous invite à « décoloniser nos organisations militantes ». Hors dossier, on revient sur la révolte de la jeunesse serbe et on se penche sur l’enfer que fait vivre l’Anef (Administration numérique des étrangers en France) à celles et ceux qui doivent renouveler leur titre de séjour.
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Paru dans CQFD n°241 (mai 2025)
Par
Illustré par Lilhiou Bellini
Mis en ligne le 18.05.2025
Dans CQFD n°241 (mai 2025)
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