Dossier. Au-delà de Podemos : le pari municipaliste

« Prendre d’assaut la terre »

Entretien avec Jacobo Rivero, journaliste indépendant à Madrid.
Jacobo a publié aussi bien dans l’institutionnel El País que dans l’indépendant
 Diagonal. Il a été correspondant de la télévision vénézuélienne TeleSur, a publié un livre sur le basket-ball, un autre sur Podemos. La nouvelle mairie de Madrid vient de l’embaucher pour relancer une radio locale. Rencontre hydratée au gin-tonic sur son balcon du quartier populeux de Lavapiés.

« Nous vivons un moment inédit qu’il faut mettre à profit. Podemos, Barcelona en comú, Ahora Madrid ont su s’immiscer dans le jeu électoral, mais rien n’est gagné pour autant. Les institutions représentatives sont des lieux qui nous sont hostiles, avec des règles du jeu volontairement compliquées. Le risque est grand que, comme en Grèce, ceux qui gouvernent réellement, les multinationales et les institutions financières, empêchent de changer la donne. Le fait est que les plus grandes villes de l’État espagnol, mais aussi des centaines de villages où le caciquisme avait une présence asphyxiante, se retrouvent gouvernés par des équipes d’unité populaire.

Par Lumpen.

Avec le PP ou les socialos, si tu voulais créer un centre social autogéré, un club sportif de base ou ouvrir l’école aux parents, la réponse était non. Aujourd’hui, nous avons des municipalités ouvertes à ce genre d’initiatives. Or c’est par la multiplication de ces « institutions » participatives que nous imposerons une nouvelle hégémonie sociale. Une société différente se construit dans les espaces où les gens fonctionnent sans leader, hors de la représentation professionnelle : une asso sportive de quartier avec une approche antiraciste, féministe, non compétitive, un jardin collectif... D’où le slogan « Nous avançons lentement parce que nous voulons aller loin ».

On peut accuser Podemos de tenir un discours populiste, mais à la différence des populismes de droite qui germent partout en Europe, ce discours n’est pas excluant. Il milite par exemple pour le droit aux soins pour tous, y compris les sans-papiers. On peut aussi leur reprocher d’être en passe de devenir un parti de plus, avec sa hiérarchie et sa logique d’autoreproduction, et c’est la facette qui me plaît le moins. Au Vénézuéla, ils ont inventé le concept du parti-mouvement, où les mouvements sociaux sont liés au parti, lequel développe avec eux une relation clientéliste. Je préfère que le parti soit clairement un parti. L’important, c’est que le mouvement social soit indépendant, qu’il ait ses propres espaces.

Marx avait une définition pragmatique du communisme : c’est la transformation de l’état des choses actuel. Cette responsabilité nous incombe à tous. On ne peut pas aller toquer à la porte de la nouvelle mairie et dire : « Hé, vous êtes au pouvoir depuis hier et les banques n’ont pas été fermées... Vous êtes au pouvoir depuis deux jours et il y a encore des expulsions locatives... Comment ? La police n’a pas encore été abolie ?! » Podemos dit qu’il s’agit de prendre le ciel d’assaut, et par là, ils veulent dire le pouvoir, pourtant l’enjeu est plutôt de prendre d’assaut la terre, parce que les mouvements sociaux sont ancrés dans des territoires concrets. Quand Ada Colau déclare que rien ne se fera sans la rue, et que la rue ne doit jamais cesser de surveiller et de critiquer l’action de la nouvelle municipalité, elle exprime cette idée-là. Parce que Barcelone a une puissante tradition de luttes sociales, bien plus ancienne que Madrid. Et aussi parce que la bourgeoisie catalane est beaucoup plus moderne que la madrilène, dont les liens avec le franquisme n’ont jamais été rompus. Dans ce pays où le discrédit frappe toute la classe politique, deux femmes charismatiques et sans carrière politicienne deviennent maires des deux plus grandes villes du pays. Ici, dans une ville où même le Parti communiste a trempé dans les scandales de corruption, la victoire s’est construite sur la personnalité de Manuela Carmena : une ancienne avocate spécialisée dans le droit du travail, dont les compagnons ont été assassinés à Atocha par un commando fasciste en 1977. C’est la première femme doyenne des juges, la première juge à avoir dialogué avec les familles de junkies, etc.

L’important, ce n’est pas ce que va faire Manuela Carmena, mais ce qu’elle va nous laisser faire. Contrairement à ce que pensent mes amis de l’autonomie madrilène, Manuela a une vision de la société beaucoup plus large que nombre d’entre eux ! Elle est venue l’autre jour ici, à Lavapiés – dans ce quartier où aucun maire n’avait foutu les pieds depuis des lustres –, avec Kevin Durant, une star de la NBA, qui était en tournée promotionnelle et lui a offert un ballon qu’elle s’est empressée de donner aux Dragones, une équipe de migrants du quartier. Leur terrain est autogéré, la police n’y fout pas les pieds, les filles peuvent venir jouer avec les mecs, les comportements racistes ou homophobes y sont bannis.

Ces terrains de foot et de basket sont occupés par les gens du quartier. L’ancienne mairie n’est jamais venue les inaugurer. Ils étaient cadenassés, alors les gens ont coupé la chaîne, nettoyé et occupé les lieux. Ils ont été expulsés à trois reprises et ils ont réoccupé. Jusqu’à ce que les flics baissent les bras. C’est dans ce genre d’endroit que les choses se passent. Parce qu’il y a une erreur de concept : beaucoup confondent mouvements sociaux avec groupes d’activistes squattant un lieu, montant une librairie, une maison d’édition… Or la plupart de ces collectifs se comportent plus comme des partis politiques que comme des mouvements ouverts, porteurs de changements profonds. Ce n’est qu’avec la crise qu’on a vu apparaître de vrais mouvements sociaux, hétérogènes, larges, ouverts, comme le 15-M, les mareas contre la privatisation des services publics, la PAH…

Podemos est juste une clé anglaise qu’on doit utiliser si ça nous arrange. On peut reconnaître à ce parti d’avoir su disputer publiquement à l’establishment certains mots que les activistes lui avaient abandonné : justice, démocratie… Comme les zapatistes. Mais il ne faut pas rêver non plus ! Ici ou à Barcelone, certains ont utilisé le slogan zapatiste «  Gouverner en obéissant ». Au Chiapas, celui qui est élu doit rendre des comptes à sa communauté. Mais ici ? À qui doit-on rendre des comptes ? À l’assemblée de Lavapiés ? Il n’y a plus que des activistes dans cette assemblée. Sa composition sociale n’a rien à voir avec celle de l’école de ma fille, où il y a 70% d’immigrés. Dans l’assemblée, c’est 100% de Blancs, 80% sont allés à la fac – même population qu’on retrouve chez les cadres de Podemos, d’ailleurs. En revanche, dans des quartiers pauvres comme Vallecas, Podemos et la PAH partagent la même large base sociale, très populaire.

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