Paysannes face au sexisme
« On veut que ces questions soient prises en compte ! »
Environ un quart des exploitant·es agricoles en France sont des femmes. Si ces dernières décennies, les agricultrices ont conquis certains droits, comme la création en 1980 du statut de « co-exploitante » ou encore l’obtention d’un congé maternité équivalent à celui des salariées en 2008, le tableau est loin d’être reluisant1. Par des logiques patriarcales, entre autres, en matière d’héritage, l’accès au foncier, aux ressources en capitaux nécessaires à l’installation, leur est plus compliqué2. Comme dans d’autres secteurs, leurs revenus sont inférieurs à ceux des hommes, tant pour les exploitantes que pour les salariées ou encore les retraitées. Et dans bien des cas, elles cumulent des tâches visibles et invisibilisées, à la fois dans la sphère privée et dans l’activité agricole – si tant est qu’il y ait une limite entre les deux. Face à cette situation, des paysannes s’organisent pour rendre visibles leurs réalités et lutter pour les transformer. C’est dans cette dynamique que s’inscrit la bande dessinée Il est où le patron ?, parue cette année aux éditions Marabout, co-écrite par cinq Paysannes en polaire et illustrée par Maud Bénézit. Discussion à sept voix.
En quelques mots, que raconte votre bande dessinée ?
Les Paysannes en polaire (Pep) : « On suit trois paysannes au long d’une saison agricole. Jo reprend la ferme d’un chevrier qui part en retraite. Coline fait du fromage de brebis avec son mari sur la ferme de ses parents. Anouk est apicultrice et vit en coloc’. Le récit raconte comment ces trois femmes sont confrontées au sexisme ordinaire dans leur vie quotidienne et comment, petit à petit, elles tissent des liens d’amitié et se donnent de la force les unes aux autres. Si on voulait décrire des situations à dénoncer, on a aussi eu envie que ce soit une BD qui donne la pêche, l’envie de faire des choses ensemble et des pistes d’émancipation. »
Les travaux agricoles et leurs techniques sont retranscrits de manière très précise. Comment avez-vous procédé ?
Maud : « Les paysannes avaient une exigence de véracité, que ce soit techniquement crédible. J’ai passé du temps sur les fermes, vu des plans, eu besoin de conceptualiser. Et c’est leur regard qui a permis d’affiner mes croquis. Elles me disaient par exemple : “Une brebis ne s’allonge pas comme ça.” Ou bien : “Il n’y a pas de pommes à cette période de l’année.” Etc. Ces retours m’ont aiguisé l’œil, me permettant d’ensuite ajouter des choses qui venaient de moi. On avait envie de porter des histoires crédibles, qui ne soient pas fantasmées par une vision urbaine, pour que d’autres s’y reconnaissent. »
Si c’est une fiction, toutes les situations décrites sont issues de vos vécus et de témoignages d’autres paysannes...
Pep : « On a recueilli des témoignages autour de nous, dans différents réseaux : au sein du groupe femmes de la Confédération paysanne, dans le cadre d’ateliers d’écriture en mixité choisie avec [le réseau impliqué dans les luttes pour la terre] Reclaim The Fields, dans un groupe au sein des Civam3 et dans le cadre d’un travail de théâtre-forum4 où plusieurs d’entre nous s’étaient rencontrées. Il y a aussi des situations issues de nos propres expériences ou de celles qui nous entourent et avec qui on travaille. Ce sont des petites histoires, allant des plus banales aux plus graves, mais qui, mises bout à bout, retranscrivent une société dans son ensemble. Au-delà du côté léger de la BD, on ne voulait pas juste partager des anecdotes qui arrivent à l’une ou l’autre, mais expliquer que tout ça est le fruit d’une société patriarcale et de la domination masculine.
Ne partir que de faits réels est aussi lié à une question de légitimité. En tant que féministes, on a toutes vécu des situations où l’on nous reprochait d’exagérer, d’en rajouter. Sauf que non, on n’a pas besoin d’exagérer : la réalité est suffisamment difficile, à tel point qu’on a d’ailleurs plutôt tendance à l’atténuer. »
Il ne s’agit pas de dire que le monde agricole et rural serait plus sexiste, plus patriarcal qu’ailleurs, mais plutôt décrire les spécificités que vous vivez...
Pep : « En effet, le monde agricole n’est pas plus sexiste que le reste de la société. Il l’est, comme partout. Simplement, nous, on le connaît bien. On sait quelles en sont les spécificités : par exemple le peu de frontières entre l’activité professionnelle et la vie privée. Être son propre patron a des avantages, mais les limites peuvent être plus floues. C’est d’autant plus vrai quand il s’agit de travail en couple. Une étude de la MSA [Sécurité sociale agricole] sur les couples en agriculture a ainsi fait ressortir qu’une femme réalisait en moyenne douze fois plus de tâches différentes dans la journée qu’un homme.
Il faut aussi prendre en compte un facteur déterminant : l’isolement géographique. On passe la majeure partie de notre temps sur nos fermes, éloignées des collègues. Ça peut avoir des conséquences graves quand il y a besoin de soutien, notamment en cas de violences conjugales.
Autre particularité : c’est un métier physique. Conséquence de quoi, une question revient tout le temps : “Comment tu fais physiquement toute seule ?” Parce que subsiste encore cet imaginaire du paysan viril, du tracteur, de la mécanique. Dans le même temps, il existe peu de représentations positives des paysannes, alors qu’elles ont toujours été présentes dans l’agriculture. Elles sont renvoyées aux tâches domestiques, aux “petites mains” et au statut de “femme de”. Soit, en gros : femme de chef d’exploitation. C’est pour cela qu’il est important d’ouvrir l’imaginaire et de montrer que si ! Ça existe, c’est possible. Qu’une femme peut évidemment être paysanne et qu’il n’y a pas besoin de soulever 200 kilos chaque matin pour faire de l’agriculture. »
On voit dans la BD la mise en place d’actions collectives féministes. Vous arrivez à vous organiser autour de ces questions malgré l’isolement géographique ?
Pep : « Il existe différents groupes féministes actifs dans les endroits où l’on vit, malgré les contraintes de distance et d’emploi du temps. Car au-delà de l’isolement géographique, on doit aussi faire avec un mode de vie atypique. En élevage, par exemple, il est difficile de s’absenter sans s’organiser en amont : si on garde5 les brebis, on n’a pas de week-end. Il y a une grosse contrainte de rythme.
Outre les groupes féministes, il y a aussi des réseaux plus informels : entre copines paysannes, on essaie de se serrer les coudes et de faire attention les unes aux autres. Le processus d’écriture de ce livre a aussi joué ce rôle entre nous. »
Dans les réseaux agricoles en rupture avec l’agriculture conventionnelle, de la Conf’ à Reclaim The Fields en passant par les Civam ou les Adear 6, quel espace existe pour discuter les questions du sexisme et du patriarcat ?
Pep : « Ça a clairement évolué ces dernières années. Les Adear ou les Civam sont maintenant plutôt sensibles à ces questions. Il y a par exemple des groupes techniques en mixité choisie7. À Reclaim The Fields par exemple, le féminisme a longtemps été vu comme un sujet secondaire et plutôt relégué à des réunions à la marge. On proclamait qu’il fallait lutter contre le patriarcat, mais ce n’était pas vraiment incarné. Aujourd’hui, par contre, c’est une évidence, d’autant qu’on voit arriver des personnes pour qui ce sont des bases déjà acquises. Si, par le passé, on a vu le cas de réunions libertaires où les gars sortaient tous fumer des clopes au moment d’aborder les questions féministes, ce n’est plus trop le cas ces derniers temps.
Il y a huit ans, je me souviens avoir lancé “Je suis féministe” dans un tour de table d’une rencontre entre paysannes et que c’était très mal passé. Ce jour-là, un formateur mec devait nous apprendre à nous servir d’un enregistreur – c’est-à-dire, dans ce cas précis, juste appuyer sur le bouton “Enregistrer”. Aujourd’hui, on n’aurait plus idée de faire appel à un homme dans ce type de situation. Des frontières bougent et les bases communes sont plus claires. Avec ce constat : il y a des mots qui ne font plus peur. On a l’impression d’être passées de “on se retrouve entre femmes” à “on se retrouve entre féministes”. Et puis la mixité choisie est devenue une évidence, alors que ce n’était pas le cas avant.
Au fond, c’est un processus classique, qui commence par des groupes de femmes qui s’organisent en divers endroit avant de lancer des ultimatums : “On veut que ces questions soient prises en compte !” On est obligées d’imposer ça parce qu’en face il y a des personnes qui freinent, car elles vont perdre des privilèges. Il y a aussi toujours le risque de se reposer sur nos acquis, de se dire “Nous on est cool, on a déconstruit”, alors même qu’il reste des réactions et comportements craignos, y compris dans ces organisations. On ne doit pas proclamer “On en est sorti”, parce que ce n’est pas du tout le cas.
Il y a aussi des moments de dépit, notamment quand on nous sort un discours de type : “On aimerait aborder ça, mais il n’y a pas de femmes dans nos orgas”. Or c’est évidemment l’une des premières questions à se poser : pourquoi il n’y a pas de femmes ? Il y a de multiples raisons pour que même les plus motivées se désinvestissent : la manière de gérer les réunions, les horaires, la façon de prendre et couper la parole... En clair, il y a beaucoup de choses à questionner et à travailler, partout. On n’a pas forcément les outils, on expérimente. »
Sur les mobilisations collectives, il y avait aussi l’idée que cette BD serve de support pour impulser des dynamiques...
Pep : « Il y a déjà plein de paysannes et de non-paysannes qui s’y sont reconnues, dont des personnes qui ne sont pas proches de réseaux féministes. La BD est un support populaire et facile d’accès, qui peut permettre de toucher un public plus large, n’ayant pas forcément l’énergie de se lancer dans un grand bouquin avec plein de concepts, mais qui peut se trouver pris dans la petite histoire et s’attacher aux personnages. Déjà, on espère que le fait qu’elle soit lue et qu’elle circule fera son petit effet. Notre envie : casser l’isolement et créer de la sororité.
En tant qu’autodidactes et débutantes, on a montré que c’était possible de mener ce genre de projet, donc si ça peut donner envie à d’autres de s’exprimer autour d’oppressions subies, ce serait évidemment positif. On a envie de dire que ce que l’on vit au quotidien a de l’intérêt, mérite d’être transmis. Et on commence aussi à avoir des retours de paysannes qui se sont rencontrées lors de sessions de présentation d’Il est où le patron ?, et qui se disent qu’elles veulent rester en contact pour se soutenir, s’entraider. Ça fait vraiment chaud au cœur de savoir que cette BD permet aussi cela, qu’elle nous dépasse ! »
Une scène de la BD, où les paysannes lisent un article de magazine sur les femmes dans l’agriculture, décrit un processus de réassignation : en même temps que les femmes cessent d’être invisibles dans l’agriculture, elles restent cantonnées à des rôles très spécifiques et souvent esthétisés comme la transformation et la vente directe...
Pep : « Ces dernières années, c’est devenu politiquement correct de reconnaître que les paysannes existent. Mais dès qu’on gratte un peu, on voit bien qu’on tient à ce qu’elles restent à une certaine place : soutenir l’homme, évidemment, mais aussi apporter de la diversité sur les fermes, y amener des pratiques écologiques ou encore prendre en charge l’accueil. Certes on fait une place aux femmes, mais une place qui ne bouleverse pas le modèle dominant. Et on ne sort pas des attentes détestables liées à notre genre : c’est toujours d’abord sur des critères physiques, esthétiques, que les femmes sont visibles, comme le montre cette scène de la BD sur le magazine. C’est aussi cela qu’on a voulu aborder dans la BD, en montrant des femmes qui sortent des normes de la “beauté”.
Par ailleurs, les productions agricoles sont très genrées : en plantes aromatiques et médicinales, en élevage de petits ruminants, dans la transformation fermière, il y a beaucoup de femmes visibles. Mais elles le sont beaucoup moins dès qu’on va vers des exploitations avec de plus gros investissements, plus de capital, des grosses machines. En même temps, ces grosses structures, nous, ce n’est pas ce qui nous fait rêver. Ça soulève des questions d’articulation complexe entre féminisme et critique des modèles agricoles actuels. Lorsque des copines s’installent avec des petits troupeaux, peu de matériel et en galérant parfois financièrement, on peut se dire qu’elles ont plus de freins, de contraintes, qu’elles n’osent pas investir. Et en même temps, c’est chouette de tenter de créer un autre rapport à la production et aux animaux ou encore de choisir de ne pas faire que ça. La socialisation différenciée qu’on a eue est peut-être aussi une force pour remettre en cause le modèle agricole dominant. Globalement, on n’a pas envie de hiérarchiser, entre luttes féministes et anticapitalistes : les deux sont évidemment liées. »
1 Lire à ce sujet le rapport du Sénat intitulé « Être agricultrice en 2017 » (13/06/2017).
2 Lire à ce propos le rapport du Sénat titré « Femmes et agriculture : pour l’égalité dans les territoires » (05/07/2017).
3 Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural.
4 « Lâche pas la ferme ! », théâtre-forum mis en place avec l’association d’éducation populaire Ébullition.
5 « Garder » au sens pastoral : soit les brebis pâturent en parc, soit elles sont gardées, c’est-à-dire qu’une personne passe la journée avec elles dans les zones de pâture, non clôturées.
6 Associations pour le développement de l’emploi agricole et rural.
7 Lire à ce propos « Contre le sexisme, des agricultrices s’organisent », Reporterre (15/07/2021).
Cet article a été publié dans
CQFD n°201 (septembre 2021)
Dans ce numéro, un dossier « Des fringues et des luttes ». Mais aussi : une analyse critique de l’instauration du passe sanitaire, le récit du meurtre d’un jeune Marseillais par la police, une interview féroce sur la politique municipale d’Éric Piolle à Grenoble...
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Paru dans CQFD n°201 (septembre 2021)
Par
Illustré par Maud Bénézit
Mis en ligne le 13.09.2021
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