Libérées, délivrées

Mixité choisie : une histoire de chiottes

Derrière leurs portes recouvertes de graffitis ou leurs rideaux de fortune, les toilettes publiques posent la question d’une non-mixité parfois nécessaire. C’est l’analyse d’Aude Vidal, auteur de La Conjuration des ego (éditions Syllepse.). Un livre dans lequel elle critique certains féminismes traversés d’idées individualistes et libérales.
Par Liza Kaka

Parmi les armes de défense du féminisme, avec la dérision et la sororité, figure la non-mixité. Se priver des mâles lumières de nos camarades ou de leurs bras musclés a bien des avantages : entre femmes, notre parole prend enfin la place qu’elle mérite et nous nous révélons puissantes, bien plus que ce que les rôles sociaux qui nous sont dévolus nous laissaient imaginer. Pour certaines, la non-mixité est un moment de prise de conscience, de ressourcement, de questionnement libre, sans pression externe, des agendas féministes. Pour d’autres, il s’agit de mener des vies séparées, autant que possible, de la classe des hommes, perçus comme agresseurs et exploiteurs. L’idée est alors d’assurer le respect de son autonomie ou de son intégrité.

Les enseignant.es aussi s’interrogent sur les bienfaits de la non-mixité pour protéger les filles de l’ambiance masculine que les garçons imposent si vite, de même qu’ils monopolisent l’attention de leurs profs. Est-ce le signe d’une régression, d’un retour au temps des tabliers et des écoles de filles, avec des enseignements différenciés accompagnant des rôles de genre rigides et hiérarchisés ? La non-mixité fait enrager quelques universalistes persuadé.es que des valeurs communes de justice sociale suffisent à assurer l’égalité entre nous. Ainsi que certains proféministes convaincus d’avoir assez « déconstruit » leur masculinité ou trahi la classe des hommes1 pour mériter que leur place soit partout, y compris dans des groupes de femmes qui souhaitent un moment de répit.

Toilettes pour licornes

La non-mixité fait causer et depuis quelques années celle des toilettes est en débat. « Whatever, just wash your hands !2 » : c’est le mot d’ordre de la libération des stéréotypes de genre dans les toilettes. Les pictogrammes stupides, figure neutre pour les hommes et en robe pour les femmes, sont remplacés par des licornes ou des dragons de Komodo3. Au-delà des cercles militants queer, l’idée fait son chemin chez les décideurs, président. es d’université ou des États-Unis4, qui rendent les toilettes neutres ou autorisent l’accès aux toilettes du sexe de son choix sur les bases de l’auto-déclaration. Voilà qui a de quoi séduire : cela réglerait ainsi des conflits qui surgissent autour de cette question moins anecdotique qu’elle n’en a l’air. Dans quelles toilettes peut-on aller tranquillement faire ses besoins quand on est une personne trans ? Si on « passe » facilement, aller aux chiottes sans se faire remarquer devient un jeu gratifiant. Si ce n’est pas le cas, on risque des agressions verbales ou physiques.

Libérer les toilettes aurait de plus le mérite de résoudre une question trop souvent négligée : quand des architectes (très majoritairement masculins pour les grosses commandes de bâtiments destinés à recevoir du public) dessinent les sanitaires, ils attribuent la même place aux femmes et aux hommes. Parfaite égalité, parfait exemple d’iniquité. Dans le même espace, pour peu qu’on installe des urinoirs chez les hommes, il y a plus d’endroits pour se soulager que chez les femmes. Or, celles-ci devraient avoir plus de toilettes à leur disposition parce qu’elles ont besoin de plus de temps que les hommes : elles emmènent plus souvent des enfants faire pipi, elles ont régulièrement leurs règles et ont donc besoin de plus de temps pour changer une serviette ou vider une coupe menstruelle, plus de temps aussi parce qu’elles doivent se dénuder en partie, quand beaucoup d’hommes qui n’imaginent pas pisser assis n’ont qu’à ouvrir leur braguette. C’est ainsi que la moitié des toilettes publiques est plus souvent saturée que l’autre et que les femmes peuvent y attendent jusqu’à un quart d’heure. Que de temps perdu dans une vie...

Des toilettes non mixtes : une question de survie

La libération des toilettes serait-elle un pas en avant pour plus d’égalité et de liberté ? Allons plus loin : la libération des personnes des injonctions genrées qui les contraignent ne réglerait-elle pas le problème ? Revenons aux toilettes, sans trop théoriser. L’ONU consacre une journée aux toilettes chaque année parce que trop de personnes dans le monde sont privées de sanitaires et de systèmes d’évacuation et de traitement de leurs excréments. Elles vivent dans des conditions d’hygiène qui font de la diarrhée la deuxième cause de mortalité dans les pays pauvres5. En outre, pour certaines d’entre elles, qui se trouvent être des femmes, qui se perçoivent et sont perçues comme telles, aller uriner ou déféquer est chaque jour une épreuve. Elles doivent trouver le parfait endroit, assez isolé pour que personne ne les voie, assez près pour qu’on puisse les entendre si elles sont agressées sexuellement.

Les violences sexuelles ne disparaissent pas pour autant quand les WC sont en dur. Les toilettes, subtile mosaïque de lieux publics et d’autres plus intimes, cachées du regard des autres, sont ainsi des lieux propices aux agressions6. D’autres inégalités peuvent sembler plus anecdotiques que la vulnérabilité au viol, par exemple le fait que beaucoup de femmes ne s’hydratent pas correctement tout aux long de la journée car hors de chez elles, elles n’ont pas de sanitaires suffisamment propres à leur disposition. Elles souffrent alors de migraines ou d’infections urinaires, des problèmes de santé que m’a décrits un médecin qui a pris le temps de comprendre le comportement de ses patientes. Faire cohabiter dans de mêmes espaces des personnes qui sont structurellement plus attentives à la propreté de l’assise et d’autres qui peuvent rechigner à relever l’abattant avant de pisser debout, voilà autre chose qui porte tort aux premières.

Le genre sera aboli quand le viol aura disparu

Abolir le genre, c’est une idée révolutionnaire et à laquelle je souscris. Mais cette abolition ne se décrète pas parce que les meilleur.es d’entre nous ont choisi de devenir des dragons de Komodo. Elle sera effective quand les hommes devront user des mêmes stratagèmes que les femmes face aux cuvettes de propreté douteuse, quand femmes et hommes auront le même accès à la parole en public et les mêmes opportunités, quand elles et ils passeront autant de temps à laver leurs chaussettes et quand à travail égal elles et ils seront rémunéré.es de même. Et enfin : le genre sera aboli quand le viol aussi aura disparu.

En attendant cette abolition, être une femme, ce n’est pas se sentir « féminine », c’est ne pas se sentir tout à fait à l’abri de ces inégalités et de ces violences. Et il n’est ni illégitime ni ringard qu’un groupe de personnes concernées par la prévalence des agressions sexuelles et des viols dans leurs vies exige le droit d’uriner dans des lieux sûrs. À Stockholm, où les toilettes de la gare centrale sont mixtes (et payantes), le personnel est très présent dans les lieux et peut-être que les hommes suédois ont appris à mettre leur fierté ailleurs que dans le fait d’uriner debout. La question de toilettes dans lesquelles les femmes trans seraient les bienvenues est alors réglée mais la mixité ne se décide pas d’un coup de baguette magique, sans se soucier de ce que vivent les autres femmes et à leurs dépens.

Aude Vidal

1 Rupture anarchiste et trahison proféministe, Léo Thiers-Vidal, Bambule, 2013.

2 « Peu importe, tant que vous vous lavez les mains. »

3 Le dragon de Komodo est un gros reptile endémique de l’île de Komodo, en Indonésie. C’est un animal beaucoup plus laid qu’une licorne et qui n’est le symbole de rien, mais dont le nom excite les imaginations.

4 En mai 2016, l’administration Obama recommandait qu’en milieu scolaire, l’accès aux toilettes se fasse selon le sexe auquel l’élève s’identifie, et non selon son sexe de naissance.

5 OMS, données 2016.

6 De même, on a pu remarquer que dans les transports c’était la nuit qui donnait une certaine intimité à un lieu public, même densément occupé comme un avion de ligne, et que cette contiguïté entre public et intime était propice aux agressions sexuelles. Nora Caplan-Bricker, « En avion, le douloureux tabou des viols de nuit », Slate.fr, 26 octobre 2016.

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