Dire l’avortement
Leurs corps, leurs choix
En couple ou célibataire, avec ou sans contraception, Sarah, Sigrid, Elsa ou encore Lola ont connu un avortement, comme une femme sur trois en France. Elles en témoignent, face caméra, dans des squares, des jardins. Un cadre rassurant, agréable, mais surtout public. Car à travers ce film, il s’agit bien de libérer une parole trop souvent honteuse et caricaturée : l’avortement est encore considéré comme une abomination, qui génère un traumatisme irrémédiable.
Comprendre concrètement comment se passe un avortement, y compris techniquement, dire les douleurs et les questionnements qu’il peut engendrer : voilà l’enjeu des 72 minutes de Si je veux, quand je veux, documentaire de Susana Arbizu, Nicolas Drouet, Henri Belin et Mickaël Foucault (sorti en salles au mois de mars). Un film qui permet de sortir des fantasmes et de les confronter à la réalité pour défendre ce droit qui pourrait, un jour, ne plus en être un.
Sans jamais taire les doutes, la violence d’un avortement surmédicalisé, la culpabilité ou la douleur physique liées à une IVG, ces femmes témoignent sans regret et assument leur décision : ces grossesses étaient accidentelles, le choix d’avorter était clair. Certaines n’étaient simplement pas prêtes à avoir un enfant : « J’étais jeune et pas prête du tout à bouleverser ma vie. J’ai décidé d’avorter toute seule, alors que j’étais en couple. Personne ne peut m’imposer une telle décision », explique une de ces femmes. Une autre est tombée enceinte malgré son stérilet, d’autres encore ont avorté plusieurs fois. L’une est si fertile que le moindre écart signifiait une fécondation.
Même quand la grossesse n’est pas désirée, la décision d’avorter peut rester difficile à prendre, surtout quand le corps médical rajoute une couche de culpabilité : « Ma gynécologue tentait de me faire reculer par rapport à mon choix d’avorter, se souvient l’une des témoins. Je me suis alors tournée vers le Planning familial. » Il y a aussi la pression sociale : « Je me disais que j’avais merdé et certaines de mes copines me conseillaient de ne pas avorter parce qu’à mon âge, ça ne se reproduirait peut-être plus. »
Mais ce qui ressort surtout, c’est le manque d’information : « On m’a donné un rendez-vous après la date limite pour avorter, explique une autre intervenante. J’avais pris deux semaines pour réfléchir et on ne m’avait absolument pas prévenue que les délais étaient si serrés. » Lorsqu’on désire interrompre sa grossesse, comprendre la marche à suivre n’est pas si aisé. Elsa raconte qu’on ne lui a même pas expliqué qu’il existait différentes techniques pour avorter.
De plus en plus de centres d’IVG ferment, si bien qu’il faut parfois attendre plusieurs semaines pour un rendez-vous à l’hôpital – délai interminable lorsqu’on ne veut clairement pas d’une grossesse. De même, les Plannings familiaux sont trop peu nombreux et cantonnés aux grandes villes. Bref, avorter, même quand la décision est prise et assumée, est souvent un parcours du combattant.
Avorter, c’est d’abord rentrer dans un univers médicalisé, où le discours des professionnels peut se révéler extrêmement maladroit. Lors de son échographie, le médecin de Lola lui a balancé : « Dites donc, c’est un beau début de grossesse. » Il savait pertinemment qu’elle était là pour avorter...
A contrario, une femme témoigne de l’accueil bienveillant d’un médecin parisien : « Il m’a expliqué en détail la procédure. Comme j’avais un stérilet, je ne pouvais pas prendre les médicaments, je devais passer par l’aspiration. » On lui a laissé le choix de l’anesthésie, locale ou générale : « En local, on anesthésie le col avec quatre piqûres, et on aspire l’embryon. L’utérus a alors le réflexe de se contracter. C’est à ce moment-là qu’on ressent une forte contraction. »
Des mots clairs, nets et précis qui permettent de comprendre ce qui va se passer ; c’est aussi ce qui a rassuré cette autre femme lors de son avortement médicamenteux : « Le médecin a choisi des mots neutres pour m’expliquer la procédure. Ça m’a fait du bien : la première pilule sera pour stopper la nutrition, la deuxième sera celle véritablement abortive. Il m’a ensuite parlé de la douleur, sans la nier, la comparant à des règles très douloureuses. »
Mais le corps médical peut aussi commettre de lourdes fautes. Une des intervenantes se rappelle son opération en anesthésie locale : « Mon avortement se passe plutôt bien. Mais au bout de quelques jours, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui ne s’est pas passé. Je refais une échographie à mes frais. Effectivement, il en restait... J’ai dû subir un second avortement deux semaines après le premier. » Lola, elle, relate son séjour à l’hôpital : « Je prends les cachets et on me donne une couche pour réceptionner “l’œuf”, comme ils ont dit. Au bout de deux heures, je commence à me sentir très mal et je comprends que ça va être beaucoup plus sale que ce qu’on m’a expliqué. » Elle raconte avoir perdu beaucoup de sang, puis poursuit : « En réalité, on expulse pas mal de muqueuse. Le petit nid qui s’est formé est beaucoup plus conséquent que ce que j’imaginais. C’est de la chair, c’est pas romantique. Il faut le dire. »
L’IVG peut être vécue de mille manières. Après coup, Sarah a ressenti un profond soulagement. D’autres ont ressenti ce moment comme une simple opération. Mais un avortement, même bien encaissé, reste éprouvant : « J’avais pas envie de rentrer chez moi. J’ai erré dans un Bricorama pendant une heure... », se souvient une intervenante. Pour Lola, le contrecoup a été plus tardif : « Le mois d’après, [...] j’arrêtais pas de pleurer. Il se passait quelque chose d’absurde dans mon corps. Je n’arrivais même plus à me doucher. »
À travers les témoignages de ces femmes, ce documentaire démystifie l’avortement – parce qu’il en parle. Simplement et intimement. Avec des détails, du tangible, du concret. De quoi chasser le sentiment de honte qui accompagne encore l’IVG : « C’est pas quelque chose qu’on peut assumer, alors que ça concerne les trois quarts des filles, remarque Sarah. Au boulot, une collègue préférera dire, si elle est souffrante, qu’elle a des règles douloureuses, plutôt que de dire qu’elle vient de se faire avorter. »
Dans une des séquences d’archives qui ponctuent le documentaire, une militante féministe rappelle que « l’IVG est bien souvent un débat d’hommes », alors qu’il devrait être porté par les premières concernées, celles qui le vivent dans leur chair. Ces voix de femmes, ces images des manifestations massives conduites par le Mouvement de libération des femmes (MLF) dans les années 1970 viennent aussi rappeler que l’avortement surmédicalisé maintient les femmes dans une certaine aliénation. Pour certaines de ces militantes, la loi légalisant l’avortement a eu des effets pervers : « Je vois pas bien ce qu’on a gagné quand je vois cette femme en habit d’hôpital, sur un fauteuil roulant, attendre, seule, de se faire avorter. » En somme, il y a eu perte d’une certaine autonomie : « Il faut qu’on continue à le pratiquer en dehors de l’hôpital. » Au moment de sa légalisation, l’IVG a été pensée comme une mesure de santé publique nécessaire face au nombre important de femmes qui décédaient des suites d’avortements clandestins. En contrepartie, les femmes ont dû accepter la médicalisation de l’acte. Si elle a sauvé de nombreuses vies, la loi Veil a aussi mis un terme à toute une dynamique de transmission d’un savoir médical populaire.
Reste que le nerf de la guerre pour défendre ce droit à l’IVG, c’est bien de raconter, de poser des mots, d’informer. Si je veux, quand je veux en est la parfaite illustration. « Ce droit, on risque de le perdre à l’orée d’une crise sociale importante ou d’un repli sur des valeurs nationalistes, rappelle une des protagonistes. [...] On doit le défendre comme quelque chose qui peut être vécu par n’importe quelle femme. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°178 (juillet-août 2019)
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Paru dans CQFD n°178 (juillet-août 2019)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Pole Ka
Mis en ligne le 25.11.2019
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