Au Mexique, « Pas une morte de plus »
Rap féministe : les rimes pour armes
Au Mexique, la lutte féministe ne se réduit pas aux manifestations : elle s’étend à une multitude de pratiques culturelles. Une des plus emblématiques est le hip-hop féministe issu des quartiers et des peuples autochtones. Un hip-hop en prise avec les expériences vécues. Rap, graffiti, DJing, breakdance : la culture hip-hop émerge à New York dans les années 1970 au sein des communautés afro-américaines et latino-caribéennes avant d’arriver au Mexique par le biais des mouvements migratoires et de la culture populaire. Les jeunes nées dans les années 1980 – la « décennie perdue » qui parachève l’intégration au système néo-libéral – adoptent près de trente ans plus tard le rap dans sa dimension la plus radicale, pour parler de leurs rêves, des conditions de vie précaires et dangereuses qui touchent les femmes et de leur désir de justice.
En 2006, du haut de ses 19 ans, Mare fait déjà partie du premier collectif de rappeuses de la ville d’Oaxaca : Advertencia Lirika, dans lequel évoluent deux autres artistes, Luna et Itza. 2006, c’est aussi l’année du soulèvement de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO) en soutien à la lutte des professeurs et contre le gouverneur autoritaire Ulises Ruiz. Cette année-là, Oaxaca est en flammes. Pour Mare, ce contexte est une « opportunité de rompre avec l’État et d’impulser une scène hip-hop indépendante à Oaxaca avec une vision critique et une conscientisation politique », me livre-t-elle lors d’un entretien. Un pont était jeté entre la jeunesse, les pratiques culturelles et les mouvements sociaux.
Les deux années suivantes, le collectif Advertencia Lirika donne naissance à deux albums : 3 Reinas (« 3 Reines », 2007) et Mujer de Maíz (« Femme de maïs », 2008). Des disques dont les textes affichent leur soutien aux prisonniers politiques, au mouvement des professeurs pour de meilleures conditions de travail, aux luttes des peuples originaires, et en appellent à la justice sociale.
En 2009, le collectif se sépare et Mare poursuit sa carrière sous le nom de Mare Advertencia Lirika. Cinq ans plus tard, elle se déclare publiquement féministe en expliquant sur Facebook : « C’est seulement lorsque j’ai pris conscience de ce que le patriarcat m’avait arraché, et seulement alors, que j’ai pu m’assumer comme féministe. » Plus tard, elle me confiera : « Avant de m’assumer féministe, j’ai dû passer par tout un processus pour m’identifier comme Zapotèque1, comme femme, comme migrante […]. Ma prise de conscience vient surtout du hip-hop. Le hip-hop parle de communauté, comme le font les peuples originaires. »
Au premier abord, la diversité des identités et des lieux d’énonciation de Mare semble à la croisée de chemins indissociables : indigène, féministe et rappeuse. Cependant, toutes ces positions défient la conception universaliste occidentale du sujet femme et nous invitent à réfléchir non pas en termes de catégories identitaires séparées mais au contraire à les mêler. Ces identités diverses ne sont d’ailleurs pas figées ; elles font partie d’un processus d’autonarration où l’identité n’est ni acquise ni stable. Comme le souligne Ochy Curiel, lesbienne féministe afro-dominicaine et activiste décoloniale, « il est important que la construction des sujets politiques féminins s’inscrive simultanément dans la réaffirmation et dans la déconstruction d’identités2 ».
C’est ainsi que Mare dénonce les injustices subies par une partie des femmes indigènes d’Oaxaca dans sa vidéo Devuelvanmelas (« Rendez-les-moi ») où elle narre la disparition forcée en 2007 des sœurs Daniela et Virginia Ortiz, indigènes triquis de San Juan Copala, en mettant en évidence la féminisation de ce phénomène et l’absence d’engagement politique de l’État face à ces crimes : « Ce n’est pas une de plus, c’est une de moins / Où sont-elles ? Nous voulons qu’elles reviennent / Aucune raison de se taire ni d’oublier / Ce n’est pas juste un chiffre / C’est une femme qui n’est plus avec moi. »
L’engagement de Mare dans la résistance collective dépasse de loin sa poésie contestataire, ses ateliers sur l’autonomie et son discours féministe. C’est une expression des principes de la communalité à travers le prisme d’un féminisme indigène, de par son travail continu pour consolider son appartenance aux résistances de sa communauté, de sa famille, et de toutes les femmes en lutte pour la vie. Comme la rappeuse l’affirme dans sa chanson Incómoda (Manifiesto feminista) : « Quand tout le monde veut que tu te taises, même si tu parles à voix basse, ils se plaindront de ta voix. C’est pourquoi je réclame en criant mon existence ! […] On n’en peut plus d’attendre à l’ombre, on ne veut plus marcher derrière, marchons les unes près des autres, dégagez, parce que ces femmes ne reculeront plus. Pas une de moins ! Pas une femme en moins ! Pas une morte de plus ! »
1 Un peuple autochtone.
2 « Identidades esencialistas o construcción de identidades políticas : el dilema de las feministas negras », Otras miradas 2.2 (2002).
Cet article a été publié dans
CQFD n°178 (juillet-août 2019)
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Paru dans CQFD n°178 (juillet-août 2019)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 03.10.2019
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