Dans les asiles de la Seconde Guerre mondiale
« La patiente se lamente : “J’ai faim, j’ai faim” »
Sous l’Occupation, partout en France, la crise alimentaire fait rage. Pour ne rien arranger, Pétain et son gouvernement inféodé à l’occupant nazi pillent des terres, réquisitionnent certains troupeaux, affamant de fait la population. En 1940 est mise en place une carte de rationnement qui garantit 1 200 à 1 800 calories par jour et par personne au lieu des 2 400 recommandées pour tenir le coup. Les malades mentaux, enfermés entre les quatre murs de l’asile, ne peuvent compléter cette maigre ration avec des aliments trouvés sur le marché noir. Résultat : on y crève de faim et le taux de mortalité s’affole. En 1942, au plus fort de la guerre, il atteint 25 % voire 38 % dans certains hôpitaux contre 6 % à 9 % en temps normal. « À l’époque, quand on rentrait à l’asile, on savait qu’on en sortirait plus », rappelle Coty Clin, directrice du musée d’histoire de la psychiatrie de Clermont (Oise), dans le documentaire La Faim des fous de Franck Seuret1. Devant cette hécatombe, des psychiatres réclament dès 1941 des compléments alimentaires. Mais Vichy refuse d’octroyer ce supplément et continue d’affamer ces patients jugés sans intérêt. En octobre 1942, le gouvernement cède. La courbe de mortalité s’inverse.
« À travers le dossier de ma grand-mère, il y aura le dossier de toutes ces personnes qui n’auraient jamais dû mourir », estime Isabelle Gautier, figure centrale du film. Sa grand-mère, Hélène Guerrier est morte de cachexie2 à l’hôpital de Clermont en juin 1942, trois ans après son internement. Placée en famille d’accueil dès son plus jeune âge, elle devient la domestique de grands bourgeois. Quand la guerre éclate, elle prend la route de l’exil, seule avec ses quatre enfants sur les bras. Traumatisée, elle se fait interner par sa fille – la mère d’Isabelle Gautier. « Une chape de plomb énorme pesait sur cet épisode de la vie de famille », explique Isabelle qui décide de mener l’enquête pour comprendre la trajectoire de sa grand-mère. On la suit, épluchant son dossier dans les archives de l’asile de Clermont : « Toujours énervée à la distribution de pain. Réclame une part plus grande. Se lamente :“J’ai faim, j’ai faim”. » Les comptes rendus font froid dans le dos.
Certains des patients ne pesaient plus que 35 kilos. « Ils n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes », déplore Coty Clin, présentant une des rares photos de l’époque, prise en 1945. Rassemblés dans un pavillon de l’hôpital, une dizaine de malades, à la maigreur morbide, le regard absent, rappellent de façon saisissante les portraits des prisonniers des camps de concentration. « Ces gens étaient des morts-vivants. Dans l’hôpital, tout le monde avait honte », explique Françoise Beaudoin, fille du médecin-chef de l’hôpital de Maréville (Meurthe-et-Moselle), âgée de 6 ans à l’époque. Émue aux larmes, elle raconte qu’un patient, aussi jardinier de la structure, lui a un jour montré sa ration quotidienne. En guise de repas : « un croûton nauséabond à la betterave, rempli d’un magma visqueux ».
L’historienne Isabelle von Bueltzingsloewen, auteure de L’Hécatombe des fous3, rappelle par ailleurs que les idées eugénistes sont largement répandues en Occident dans l’entre-deux-guerres. Dès la fin du XIXe siècle, aux USA certains États ont mis en place la stérilisation des populations marginales (fous, Noirs, miséreux…). Sous le nazisme, les mêmes théories aboutiront à l’extermination de plus de 300 000 malades mentaux. Concernant le sort réservé à ces malades en France, le psychiatre Max Lafont parle d’extermination douce4 : une indifférence, un abandon, une privation absolue qui ont causé la mort d’environ 45 000 personnes.
Mais au même moment, à l’asile de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère), la réalité est tout autre...
« Ici, on n’attachait pas les malades », introduit Martine Deyres, la réalisatrice du documentaire Les Heures heureuses5, en pleine discussion avec d’anciens infirmiers de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban. Dans cet asile s’est inventé une nouvelle forme de soin qui a préservé les malades de la faim durant la Seconde Guerre mondiale. Patients, résistants, poètes et philosophes en exil s’y côtoient et fondent, sous l’impulsion du psychiatre catalan François Tosquelles (1912-1994), les bases de ce qu’on appellera la psychothérapie institutionnelle. On découvre sur les bobines tournées par le personnel et retrouvées par la réalisatrice, le quotidien de cet hôpital hors norme.
En 1940, l’hôpital de Saint-Alban compte 540 malades sous la direction du médecin Paul Balvet. Héritier d’une tradition occitane de psychothérapie moderne, Balvet extrait Tosquelles du camp de Septfonds (Tarn-et-Garonne), où il est retenu après avoir fui l’Espagne franquiste6 et dans lequel il a entamé un travail psychiatrique avec les autres prisonniers. Balvet l’invite à travailler à Saint-Alban.
Parmi les méthodes révolutionnaires expérimentées par Tosquelles à Saint-Alban figure l’ergothérapie : le soin par la mise en place d’activités afin de préserver l’autonomie des personnes. « Tous partaient le matin dans les ateliers pour travailler, faire des activités, rappelle un infirmier. Ceux qui ne pouvaient pas sortir des pavillons faisaient le ménage. » Pour survivre à la guerre et à la crise alimentaire, il est alors vital d’abattre les murs de l’asile et de construire des liens avec le village : « Ici, on n’utilise pas les malades pour faire la guerre mais pour participer au marché noir », explique Tosquelles. Les infirmiers accompagnent les patients en forêt pour chercher des champignons quand d’autres partent en quête d’œufs, de lait et de viande à la ferme. Les malades sont aussi amenés à servir le repas aux juifs et aux militants qui trouvent refuge à Saint-Alban. « Soignés et soignants font œuvre thérapeutique en bossant ensemble. Sous l’Occupation, utiliser le travail thérapeutique en faisant travailler la terre est à la fois une résistance à la famine et une invention », rappelle Lucien Bonnafé qui prendra la direction de l’hôpital en janvier 1943.
Durant ces années de guerre, l’hôpital voit aussi naître un club des malades, un bar-bibliothèque et une école professionnelle d’infirmiers en psychiatrie. On y monte également le journal Trait d’union, instrument de la vie collective et passerelle entre les patients des différents pavillons, mais aussi entre soignants et patients. On organise des veillées chaque semaine, ainsi que des fêtes votives délirantes, ouvertes sur le village. Et on fomente la révolution de la psychiatrie, le soir, au sein de la Société du Gévaudan où médecins et soignants repensent l’aliénation sociale et l’aliénation mentale. C’est ici qu’ils posent les bases de ce qui deviendra la psychothérapie institutionnelle afin de soigner l’hôpital et réinventer la psychiatrie. À Saint-Alban, il n’y a alors plus de distinction entre le soin et la vie.
À l’heure où la psychiatrie s’effondre, où le recours à la contention et à l’isolement se généralisent et où l’accès aux soins devient de plus en plus inégalitaire, il est important de rappeler qu’à une époque pas si lointaine, dans des circonstances autrement plus dramatiques, on a envisagé le soin d’une façon plus humaine et révolutionnaire. Et tandis qu’on marginalise sans cesse davantage les plus fragiles et les moins productifs, il devient urgent d’y opposer le puissant leitmotiv de Lucien Bonnafé : « Singularité ! Solidarité ! »
1 Visible gratuitement sur Internet, notamment sur YouTube
2 Affaiblissement de l’organisme provoqué par une dénutrition très importante.
3 Sous-titré La Famine dans les hôpitaux psychiatriques sous l’Occupation, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 2009.
4 L’Extermination douce, Le Bord de l’eau, 2000.
5 Sorti en avril dernier et encore visible dans quelques cinémas.
6 Tosquelles était notamment membre du Poum (Parti ouvrier d’unification marxiste), le parti communiste antistalinien.
Cet article a été publié dans
CQFD n°211 (juillet-août 2022)
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Paru dans CQFD n°211 (juillet-août 2022)
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Mis en ligne le 29.07.2022
Dans CQFD n°211 (juillet-août 2022)
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