On the weed road again

Pyrénées : l’ascension cannabique

Alors que les « go fast » – cette technique consistant à transporter les drogues illégales à grande vitesse – cristallisent l’attention des médias, nombre d’usagers ou de petits « contrebandiers » traversent chaque jour la frontière franco-espagnole avec de l’herbe. Tout un réseau de routes et de pratiques qui permet d’enjamber les limites du tout-répressif français.
Illustration de Martin Viot

Le jour point à l’est. Une lumière dorée recouvre déjà, sans les réchauffer , les sommets qui entourent cette vallée aragonaise, du côté espagnol des Pyrénées. Au fond d’un ravin encore plongé dans la pénombre, Adrien* entame un sentier menant au col voisin, 500 grammes de weed au fond d’un sac à dos. Son intention : contourner le poste-frontière. Ledit poste est fermé depuis l’entrée en vigueur des accords de Schengen en 1995, mais la douane française et la guardia civil (gendarmerie) espagnole continuent d’y réaliser des contrôles inopinés.

Adrien n’est pas un grand trafiquant. Employé dans le bâtiment, ce trentenaire met seulement « du beurre dans les épinards ». En France, la plupart de ses clients sont des « potes » ou des connaissances : « Ça arrange tout le monde ! L’herbe est de qualité, pas trop chère et personne ne bataille plus pour se fournir », explique-t-il.

Discrètement, Adrien traverse d’immenses pâturages recouverts par la rosée du matin. Puis il enjambe la crête rocheuse qui matérialise la frontière, avant de basculer, côté français, dans une hêtraie-sapinière en pente raide. « Les risques sont très limités, même sur la route principale de la vallée », raconte le randonneur-dealer. « Hors saison, lorsqu’il n’y a plus de touristes, les douanes ne peuvent pas raisonnablement rester plantées là à contrôler les deux pauvres véhicules qui passent. »

Autour de nous, un silence profond et magnifique. Seul résonne le bruit régulier de nos pas qui font craquer les petits branchages du sous-bois. « Le pire qu’il peut nous arriver de bon matin, c’est tomber sur un ours », s’amuse le trentenaire. Un de ses potes va venir le récupérer un peu plus bas, au bord d’une piste non asphaltée.

Le « go slow » pyrénéen

Depuis la fin des années 1990, les grands médias se sont surtout intéressés au « go fast », consistant à transporter des drogues au moyen de grosses cylindrées roulant à toute allure, à la faveur de l’apparition des téléphones portables et de l’ouverture de l’espace Schengen. Cette technique spectaculaire n’a qu’un temps : depuis 2013, les flics observent que la majorité des convois interceptés relève du « go-slow », c’est-à-dire qu’ils respectent les limites de vitesse et que la marchandise n’est pas entassée sur les sièges d’une berline, mais bien dissimulée1.

Encore plus « slow », les traversées cannabiques pyrénéennes vont bon train. Car de part et d’autre de la chaîne, la weed n’a pas du tout le même statut. Au nord, l’État français et sa législation parmi les plus répressives d’Europe. Au sud, l’Espagne où la consommation de cannabis n’est pas légale mais dépénalisée. Ainsi, s’il est interdit de se rouler un buzz dans les lieux publics, la jurisprudence tolère la possession de cent grammes de marijuana pour consommation personnelle. Les tribunaux espagnols sont également beaucoup plus coulants envers la culture de cannabis, tant que les quantités produites n’excèdent pas les besoins d’une consommation personnelle. Conséquence évidente : sur le marché informel, l’herbe est beaucoup moins chère qu’en France.

Encore plus « slow », les traversées cannabiques pyrénéennes vont bon train.

Adrien achète tout simplement son matos à une amie espagnole qui habite un petit village de montagne au nord de l’Aragón. Au terme de la guerre civile (1936-1939), le régime franquiste y a volontairement provoqué l’exode rural, afin d’éradiquer les dernières poches de résistance. Mais à partir des années 1980, une partie des villages abandonnés ont été restaurés, et certains occupés par des collectifs anarchistes ou néoruraux. Cependant, la densité de population du nord de l’Aragón reste extrême ment faible. « Là-bas, c’est de l’ultra rural. Parfois, il faut rouler 20 bornes sur une piste minable pour rejoindre une poignée d’habitations coincées entre deux sierras arides : c’est impossible pour la guardia civil de vérifier le caractère personnel, ou non, de la production d’herbe sur place », poursuit Adrien.

« Travail de nuit », joli, joli

Au Pays basque, Oniatz*2, la cinquantaine, passe la frontière dans un vieil utilitaire, en empruntant de petits cols transfrontaliers. « Je n’ai jamais compris ces histoires de go fast. Il suffit de prendre une carte IGN pour éviter les contrôles. Je franchis la muga [frontière, en basque] très tôt le matin les jours de pluie. Il y a partout des pistes de bergers qui s’entrecroisent. Le risque de se faire prendre est très limité, à moins d’être dénoncé », confie-t-il.

« Je n’ai jamais compris ces histoires de go fast. Il suffit de prendre une carte IGN pour éviter les contrôles. »

Oniatz pratique quant à lui ce que l’on pourrait appeler le « go very slow » : « Arrivé sur le territoire français avec mon kilo de weed sous vide, je passe la journée chez un pote, dans le piémont. On discute et je rentre en ville en fin d’après-midi, au moment où il y a des voitures partout, car tout le monde rentre de la plage ou du boulot. » Lui qui se définit comme un vieux smoker, a plein de récits à partager, loin de l’imaginaire des grosses cylindrées lancées à toute allure depuis l’Andalousie : de la weed transportée à dos d’âne, cachée dans du matériel de canyoning, dans une bétaillère à brebis, un camion de paille…

Il faut dire qu’au Pays basque, la contrebande a toujours existé par-delà la frontière qui court au hasard à travers des vallées étroites. Sa mémoire fait la fierté des anciens qui la nomment gau lana (« travail de nuit »). On se répète encore des récits épiques, transport de cassettes audio de groupes censurés par le régime franquiste, ou de chevaux de l’armée espagnole (dont elle se débarrasse dans les années 1970), convoyés par centaines pour le marché français de la boucherie.

Cannabis social clubs

Aujourd’hui, un autre phénomène, encore mal connu en France, a fait exploser le trafic transfrontalier des petites quantités de cannabis : les clubes cannabicos (ou cannabis social clubs). Depuis les années 1990, les coffee shops associatifs ont obtenu une reconnaissance légale dans certaines régions d’Espagne et ont poussé comme des champignons, notamment en Catalogne (220 rien qu’à Barcelone), et dans la Communauté autonome basque, toutes deux voisines de la France. Collée à la frontière, avec son immense gare de fret, la ville industrielle d’Irún compte au moins une vingtaine de cannabis social clubs référencés, avec leurs événements, leurs pages Facebook… Or 90 % de leurs membres sont de nationalité française : beaucoup trop pour l’Ertzaintza, la police de la Communauté autonome basque, qui invite les clubs à limiter le nombre d’adhérents non ibériques.

Aux abords d’une église du centre-ville, une porte anodine sans enseigne, mais avec visiophone, marque l’entrée d’un club d’environ 500 adhérents qu’on appellera, disons, El Perro rojo. Officiellement, les consommateurs viennent ici pour échanger du chanvre qu’ils cultivent chez eux. Mais dans les faits, l’intérieur de ce club n’a rien à envier aux coffee shops d’Amsterdam : murs colorés, vendeurs bilingues, choix d’herbes variées, petit bar sans alcool, musique d’ambiance et coin détente avec jeu d’échecs. « Tu obtiens une carte de membre en présentant ton passeport et contre une cotisation à l’année de 30 euros. Tu peux ensuite acheter, selon les clubs, entre 5 et 10 grammes par semaine », commente Patrick*, un quinquagénaire qui, comme tant d’autres, vit côté français.

Ici, la répression à la française prend des allures de farce hypocrite : « Le Covid est venu durcir le jeu, mais tous les flics français savent que l’on vient se fournir dans les clubs d’Irún ! Chacun a sa technique pour ramener sa conso : dans de la bouffe, en traversant à pied, en repérant où sont placés les douanes à l’aller… Moi, je traverse la muga en scooter. Je me suis fait arrêter une seule fois, avec 5 grammes. Ils m’ont saisi ce que j’avais et m’ont laissé filer sans amende », poursuit-il, un brin dubitatif. Au regard du fossé qui sépare la France et l’Espagne en matière de législation sur le cannabis, ces traversées clandestines, comme un gros pétard de fête, ne sont pas près de s’éteindre.

Jean-Sébastien Mora

2 Noms modifiés.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°211 (juillet-août 2022)

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