Je vous écris de l ’Ehpad / Épisode 20
« Vous allez me manquer ! »
Au terme d’un contrat initial d’un mois renouvelé seize fois, ma décision est prise : j’arrête l’Ehpad. Pourquoi ? Pour un ensemble de raisons. L’obligation de me refaire revacciner (ce dont je n’ai pas envie), des douleurs qui me sont apparues et qui m’amènent chez l’ostéopathe (à mes frais), l’envie de me recentrer sur mes activités artistiques. Je l’annonce aux collègues et à quelques résident·es. Les réactions me font chaud au cœur. Yvette verse une larme : « Vous allez me manquer ! » me dit-elle, très émue. Elle aussi va me manquer et ce n’est pas la seule.
Beaucoup de personnes dont je me suis occupé sont décédées : quatorze rien qu’à mon étage, je préfère ne pas savoir combien sur l’ensemble de l’établissement. Certaines d’entre elles ont été les protagonistes de cette chronique, à leur insu1, car comment faire autrement ? Je leur adresse une pensée et les remercie : elles ont contribué à rendre bien vivants ces lieux dont on ne retient le plus souvent que la réputation exécrable. Quant à celles et ceux qui sont encore là, qui s’accrochent ou qui perdent pied, j’ai la désagréable sensation de les abandonner. Des collègues aussi vont me manquer : partager les galères du boulot, s’entraider, déconner et rire de ce qui n’est pas forcément drôle, ça crée des liens.
Un mois passe. Je repense à des moments que j’appréciais : servir en salle à manger, sortir des résident·es dans le jardin pour leur faire profiter d’un rayon de soleil, chanter entre deux chambres à nettoyer, m’enfiler un verre de soupe devant l’évier plein de vaisselle, caler mon rythme sur l’extrême lenteur et voir les distances et le temps s’étirer. Je revois Gérard qui regagne sa chambre avec sa démarche d’ours des Pyrénées ; Betty s’appliquant à défroisser un tas de lavettes informes ; Mme Milnis qui exaspère son entourage à force d’allumer et éteindre la lumière ; Suzanne errant dans le couloir à la recherche d’une oreille à qui confier son secret…
Comme promis, je reviens un dimanche après-midi pour animer un goûter en chansons : un moment joyeux qui me donne une raison et l’envie de maintenir le lien. Puis je monte au 4e voir les oublié·es, celles et ceux qui ne profitent jamais des distractions. Là, un profond sentiment de tristesse me saisit à nouveau, comme au premier jour, comme à chaque retour de congés. Je ne m’en débarrasserai jamais, elle est imprégnée dans les murs comme une odeur tenace. J’ai simplement réussi à la mettre en sourdine pour pouvoir faire ce qu’on me demandait de faire. Maintenant, je me demande : « J’y retourne ou j’y retourne pas ? » Le temps passe et j’ai mauvaise conscience. Je comprends mieux certains comportements de collègues qui me choquaient parfois : pour durer, il faut se blinder ; dès qu’on dépose l’armure, c’est foutu ! C’est l’institution qui fait ça. On a beau l’avoir entendu, il faut l’expérimenter pour l’intégrer.
Mais mon ex-employeur, n’entend pas me laisser filer à si bon compte. Un peu partout sur mes trajets habituels, ces fourbes ont affiché un visage de vieille dame, qui me regarde l’air soucieux. « Elle vous attend », est écrit en grand. Et en-dessous : « Aides-soignants, auxiliaires de vie, infirmiers, le CCAS2 recrute. »
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Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
1 : « Alors, tu vas torcher les vieux ? »
2 : « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles »
3 : « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »
4 : « Oh la barbe ! »
5 : « On dansait à en mourir »
6 : « Je t’aime comme un frère ! »
7 : « Ça va Denis, tranquille ? »
8 : « Elle a pas fini de vous emmerder, celle-là ! »
9 : « Une vie sociale un peu terne »
10 : « Ça va encore faire des trucs à histoire… »
11 : « On va nous prendre pour des Gitans ! »
12 : « Les pigeons, ils valent mieux que vous ! »
13 : « Quand y a que des nénettes... »
14 : « Les Allemands ! »
15 : « Potage, deux louches ! »
16 : « Elle a tout pour être heureuse ! »
17 : « Ça ne se fait pas de toucher un homme à ces endroits ! »
18 : « Allez-y, faites-moi rire ! »
19 : « Il faut voir ça avec notre cher président ! »
Cet article a été publié dans
CQFD n°211 (juillet-août 2022)
Dans ce numéro d’été à visage psychotropé, un long et pimpant dossier « Schnouf qui peut » qui se plonge dans nos addictions, leurs élans et leurs impasses. Mais aussi : un reportage sur la Bretagne sous le joug d’une gentrification retorse, une analyse du quotidien de sans-papiers vivant « sous la menace », le récit d’une belle occupation d’usine à Florence, des jeux d’été bien achalandés, des cuites d’enfer, la dernière chronique « Je vous écris de l’Ehpad », des champignons magiques gobés avec des écrivains...
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Paru dans CQFD n°211 (juillet-août 2022)
Dans la rubrique Je vous écris de l’Ehpad
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Mis en ligne le 02.09.2022
Dans CQFD n°211 (juillet-août 2022)
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