Point de vue

La faute à la nature humaine, vraiment ?

La cause profonde de la crise écologique réside-t-elle dans le « comportement endémique » de l’espèce humaine ? Moins que de nature humaine, nous sommes face à un problème de culture et d’organisation sociale.
Illustration de L.L. de Mars

Ce sont des groupes sociaux très divers qui ont été touchés par la sagesse du regretté Pierre Rabhi. Bien sûr, des néoruraux du pourtour méditerranéen, mais aussi des urbain·es cherchant un sens à leur vie dans le développement personnel ou l’écologie. Et puis quelques bonnes âmes du monde de l’entreprise, comme le notait Jean-Baptiste Malet dans son excellente enquête sur « le système Pierre Rabhi »1. De son invitation à l’université d’été du Medef en 2009 à des citations du maître par les patrons, le monde entrepreneurial loue le paysan cévenol : « Il y a six ans, j’ai commencé à lire Pierre Rabhi, déclare un PDG de la grande distribution. Pour que nous parvenions au changement [il ne précise pas quel changement], il faut que chacun “fasse sa part”. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui veulent changer le monde, et c’est aussi la volonté de Carrefour. » Le monde politique n’est pas en reste. En 2018, l’éditrice de Pierre Rabhi, Françoise Nyssen, est ministre, de même que Nicolas Hulot, avec qui il a publié un livre d’entretiens. Le Premier ministre Édouard Philippe cite le chantre de la « sobriété heureuse », désormais chevalier de la Légion d’honneur, et le (futur) président de la République Emmanuel Macron déjeune avec lui en pleine campagne électorale. On a aussi vu Pierre Rabhi à Saint-Trop’ au milieu du tout-Hollywood, tel « E.T. échoué dans un cocktail à Beverly Hills »2, ou sur le yacht de Leonardo DiCaprio. Marion Cotillard, Juliette Binoche, la princesse de Polignac sont conquises.

Au-delà de la figure du sage des Cévennes, l’engouement de la classe dominante pour un discours de sobriété et de modération matérielle interroge. Ou comment peut-on à la fois posséder un yacht immense et créer une fondation pour la protection de l’environnement, comme Leonardo DiCaprio ? Serait-ce que, riches comme pauvres, personne n’échappe à l’éco-anxiété, cette angoisse concernant le devenir de notre planète ? Et que la sollicitude pour notre milieu, grands arbres et grands mammifères en premier lieu, est un mouvement spontané que l’humanité a en partage ?

Imposer des mesures « impopulaires »

En 2018, suite à la démission de Nicolas Hulot du gouvernement, Juliette Binoche et Marion Cotillard – encore elles – signaient avec de nombreuses personnalités françaises et anglo-saxonnes du cinéma et de la chanson (ainsi que quelques scientifiques visiblement égaré·es) une tribune appelant à sauver la planète et le gouvernement à s’éloigner des intérêts des lobbys pour prendre pour le climat des mesures fortes, « impopulaires » s’il le fallait3. L’astrophysicien Aurélien Barrau était l’initiateur de ce texte bref et percutant, simple, pour ne pas dire simpliste. Ailleurs, le scientifique déployait sa pensée : le problème écologique tient à la nature humaine et à son « comportement endémique »4 et pour y mettre fin il faut des « mesures coercitives [...], s’opposant à nos libertés individuelles » et décidées par les « autorités ». En clair, c’est notre faute à nous, l’humanité, et pas celle d’un imaginaire politique5 qui tient à l’exploitation des classes laborieuses, des femmes et des colonies et que peinent à remettre en cause même les penseurs de gauche. C’est encore moins la faute de notre organisation sociale ou des entreprises des énergies fossiles, des transports, du bâtiment, de l’agroalimentaire ou de la chimie qui pourtant consacrent beaucoup de ressources à influencer les politiques et le débat public. Ce régime d’avidité généralisée serait un universel anthropologique, d’après le brillant anthropologue… euh, astrophysicien et philosophe. Et contre cela, le seul barrage serait l’État, bienveillant et régulant « nos » appétits.

À l’époque de ce texte, je préparais un terrain de recherche en astrophysique… euh, en anthropologie, et mes pas m’avaient menée, après une série de reportages dans le sillage des Amis de la Terre – Malaisie, à un stage organisé par cette même association à l’intention des « défenseurs et défenseuses de territoires ». J’y avais rencontré des personnes autochtones issues de toute la péninsule et à qui il s’agissait de donner des outils pour comprendre ce qui leur arrivait et s’y opposer. Une puissante flotte de pêche qui drague le fond des mers, tout près des côtes où travaillent de nombreux pêcheurs artisanaux sur de petits bateaux, et détruit l’habitat des poissons et des crustacés. Un projet de plantation de palmiers à huile ou d’hévéas sur des terres dont une communauté tire sa subsistance6. Vu de Malaisie, le « nous » inclusif des discours moralisateurs et essentialisants ne sonnait pas pareil que depuis le yacht de Leonardo DiCaprio.

Qui en profite ?

Les peuples autochtones des pays du Sud sont souvent convoqués pour offrir un contre-modèle d’organisation sociale et de relation à la nature. C’est souvent un fantasme occidental, mais pour le coup la vingtaine de groupes qui persistent en Malaisie péninsulaire, les Orang Asli, ont beaucoup à nous apprendre en matière d’égalité, de non-violence et de respect du milieu, à divers titres7. Ceci dit sans (trop d’)angélisme ni essentialisation, car on peut également constater que leurs valeurs s’érodent au fil des décennies sous le coup du développement et de l’importance accrue de l’économie monétaire. Moins que de nature humaine, il est bien question de culture, voire d’organisation sociale. C’est ce que nient les livres naturalisants de (l’inspirateur de la collapsologie) Jared Diamond ou encore Le Bug humain de Sébastien Bohler (Robert Laffont, 2019). Mais l’excellent une Brève histoire de l’extinction en masse des espèces de Franz J. Broswimmer (Agone, 2010) replace cette question dans le contexte politique qu’elle mérite.

Moins que de nature humaine, il est bien question de culture, voire d’organisation sociale.

Pas besoin d’aller jusqu’en Malaisie pour voir des communautés rurales, périurbaines et parfois urbaines démunies devant la prédation de gros acteurs économiques bénéficiant de licences de l’État. Les projets d’aménagement sont bien « impopulaires » localement, mais imposés avec l’aide des autorités. Une ligne à très haute tension (THT), des éoliennes, un centre de stockage des déchets nucléaires, un immeuble d’appartements de standing ou un entrepôt de la grande distribution mangent les terres nourricières et dégradent le milieu de vie des habitant·es, toujours au nom du bien commun (car in fine la croissance du PIB serait un bienfait partagé). Des conflits entre entreprises et habitant·es, arbitrés en la défaveur de ces dernier·es par l’État, se retrouvent tous les jours dans les pages d’une presse à laquelle Marion Cotillard n’est peut-être pas abonnée.

Mais à quoi, à qui servent vraiment tous ces aménagements, qui entretiennent une activité économique florissante et profitable ? À « nous », l’humanité en vrac, vraiment ? Un indice : quelques jours après la mort de Pierre Rabhi, le Laboratoire sur les inégalités mondiales publiait son rapport annuel et nous apprenait que les 10 % les plus riches émettaient près de 50 % des gaz à effet de serre, contre 12 % pour les 50 % les plus pauvres8.

Aude Vidal

1 « Le système Pierre Rabhi », Le Monde diplomatique (août 2018).

2 Sophie des Déserts, « Pierre Rabhi, enquête sur un prophète », Vanityfair.fr (04/12/2015).

4 « Dans un passé très reculé, quand nous étions encore chasseurs-cueilleurs, dès lors qu’une zone du globe était colonisée par les humains, il y avait une extinction massive de la macrofaune, bien au-delà des prélèvements associés à l’alimentation. [...] Ce qui semble se dessiner ici, c’est un comportement [...] endémique à ce que nous sommes. » Dans « Écologie et nouveau pacte avec le vivant : Aurélien Barrau », images prises à la conférence Climax 2018, sur la chaîne YouTube d’Aurélien Barrau.

5 « Se réapproprier le terme de “liberté” », entretien avec Aurélien Berlan, CQFD n° 204 (décembre 2021).

6 Aude Vidal, « La cartographie, outil de lutte des peuples autochtones », Visionscarto.net (août 2020).

7 Kirk Endicott (dir.), Malaysia’s Original People, Singapour, NUS Press, 2016. Notamment les travaux sur les Temiar et les Semai.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°205 (janvier 2022)

Dans ce numéro vert de rage, un dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis ». Mais aussi : une escapade en Bosnie en quête d’étincelles sociales, l’inaction crasse du gouvernement envers les femmes handicapées, l’armée qui s’incruste à l’école, des slips chauffants, des libraires new-yorkais atrabilaires, des mômes qui attaquent Disneyland…

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