Cette dénomination a depuis connu un succès florissant, nourrissant dans un premier temps un débat, à mots feutrés, sur quand faire débuter cette période : fin du XVIIIe siècle avec les prémices de la machine à vapeur ou années 1950 avec la mesure des premières traces de poussières radioactives d’origine anthropique à la surface de la Terre ? Quelques esprits chagrins renvoyaient cette datation à la nuit des temps, quand l’hominidé acquit la maîtrise du feu et fit ses premières coupes de bois pour cuire le rôti de mammouth des dimanches paléolithiques. Mais peu importe, car in fine le coupable était identifié : l’humain, vous, moi, nous, tous ayant sur les mains les stigmates des gigafeux, des cyclones meurtriers, des pluies acides, des dômes de pollution et des canicules étouffantes... Pratique, basique, pas forcément faux, mais quelque peu globalisant, simpliste, voire inutilement culpabilisant.
D’ailleurs, quand divers « théoriciens » de l’Anthropocène émaillèrent leurs écrits d’envolées telles que « tout être humain, passé ou présent, a sa part dans le cycle actuel du changement climatique » (l’écrivain Amitav Gosh) ou « les pauvres participent tout autant que les riches à cette histoire partagée de l’évolution humaine » (l’historien Dipesh Chakrabarty) [3], il s’en trouva certains pour hurler « Eh oh, on se calme là ! » Et ces derniers d’introduire quelques nuances de taille, sur un mode que l’on ne cautionnerait absolument pas sur d’autres sujets, mais qui ici s’impose : nan, pas tous les Hommes... Nan, PDG de Total et pêcheur bangladais, c’est pas le même niveau d’implication dans le bazar climaticide en cours.
[|Avec vapeur et reproches|]
C’est du côté des historiens et des économistes qu’est venue la critique la plus structurée de l’Anthropocène, élaborant une nouvelle perspective : le Capitalocène. Les chercheurs Andreas Malm et Armel Campagne, entre autres, travaillent depuis plusieurs années à en définir les bases. Sans nier le bien-fondé du terme Anthropocène, tous deux déplorent un constat brouillé et déformé, tendant vers un récit de l’espèce humaine comme un tout responsable des dérèglements. Ce qui ne dit rien en réalité de l’infime segment qui détient les moyens de production et prend les grandes décisions en matière d’utilisation des sources d’énergie. Ce segment minoritaire n’a qu’un seul but (accumuler toujours plus de richesse) et œuvre au sein d’un système global (le capitalisme), qui a créé une dynamique implacable à l’origine de la majeure partie des dysfonctionnements climatiques.
Le sujet de recherche initial d’Andreas Malm est l’histoire du « capital fossile » ou comment quelques décennies d’invention mécanique, le temps de perfectionner la machine à vapeur dans l’Angleterre du XIXe siècle, ont bouleversé les règles du monde du travail et allumé le feu du réchauffement climatique.
Ce segment minoritaire n’a qu’un seul but (accumuler toujours plus de richesse) et œuvre au sein d’un système global (le capitalisme), qui a créé une dynamique implacable à l’origine de la majeure partie des dysfonctionnements climatiques.
Dans L’Anthropocène contre l’histoire (La Fabrique, 2017), l’historien et géographe suédois parle pour cette période charnière de la fabrication « d’une spatio-temporalité abstraite et fossile du capitalisme ». À savoir le remplacement de l’énergie hydraulique naturelle, alors seule force motrice apte à nourrir la machinerie industrielle, textile notamment, par la machine à vapeur. Coup double : le capital s’affranchit des contraintes naturelles – sécheresse estivale, gel hivernal – et dit adieu à la campagne, à laquelle on arrache illico une main-d’œuvre humaine bon marché qui s’en va grossir de pimpantes cités industrielles créées ex nihilo. Productivisme et profit peuvent briller dans les brumes et les miasmes, le capitalisme crée son propre espace-temps, celui d’une industrie capable de produire en continu, sans soucis d’aléas climatiques... qu’il se chargera bien assez vite de fabriquer.
Pour alimenter cette « révolution », il fallait un substrat matériel adéquat : le charbon offre alors son énergie à ce nouvel espace-temps qui, de britannique, deviendra mondial en moins d’un siècle, épousant les conquêtes coloniales, premier jalon d’une mondialisation définitivement pas heureuse.
Armel Campagne, auteur d’un solide ouvrage de synthèse, Le Capitalocène (Divergences, 2017), relève ainsi que « le choix des machines-vapeurs, loin d’être effectué au profit de l’ensemble de l’espèce humaine [...] l’a été largement au profit des capitalistes britanniques et de leur Empire colonial, contre une bonne partie de l’humanité, des ouvriers anglais aux colonisés de l’empire britannique ».
[|Tina versus Giec|]
La suite est connue : chauffée au pétrole et au gaz, la marmite planétaire se met à bouillonner lentement mais sûrement, la pétrochimie s’invite au bal de la pollution atmosphérique, les glaciers fondent, le Marché triomphe et le mantra thatchérien « There is no alternative » (Tina) s’inscrit au fronton de l’ordre mondial capitaliste. Le Giec [4] peut bien multiplier depuis 1990 les rapports alarmants, les voix dominantes s’expriment façon perroquet : « Le mode de vie américain n’est pas négociable », déclare George Bush père en 1992 [5] ; « Nous n’allons pas nous excuser pour notre mode de vie, nous le défendrons sans relâche », bisse Barack Obama lors de son discours d’investiture à la présidence des États-Unis en 2009 [6]. On ne change pas une équipe qui perd...
La suite est connue : chauffée au pétrole et au gaz, la marmite planétaire se met à bouillonner lentement mais sûrement...
Le XXIe siècle offre désormais le panorama d’une superposition exacerbée des manifestations délétères du capitalisme : le capitalisme fossile, loin de cramer ses dernières cartouches, lorgne désormais sur de nouvelles terres jadis impensables (les pôles), le capitalisme financier déploie des ramifications opaques que cent « Panama papers » ne parviennent pas à trancher, et le capitalisme numérique ultra-consommateur d’énergie et de produits technologiques à obsolescence programmée ne peut que faire frémir.
Une dernière pour la route : « Record de commandes de yachts : qu’importe la pandémie, les plus riches se font plaisir », titrait récemment Courrier international [7]. Réplique du journaliste (et camarade) Mickaël Correia (lire pp. II & III) sur Twitter : « Le séparatisme des riches brûle la planète : les 300 plus grands yachts émettent à eux seuls autant de CO2 que les 10 millions d’habitants du Burundi. » Pour caractériser une période qui génère des inégalités d’une telle ampleur, nul besoin d’un néologisme, le mot existe déjà : l’Obscène.
[/Frédéric Peylet/]