Introduction du dossier / n°205
Pour en finir avec une écologie sans ennemis
On nous l’a dit et répété : la survie de la planète dépend de chacun d’entre nous. À l’image du colibri de la fable de feu Pierre Rabhi – cet oisillon qui, tel un minuscule Canadair, tente de résorber le grand incendie de la forêt à coups d’anecdotiques gouttes d’eau –, il conviendrait que chacun fasse sa part. Sauf que non, ça ne marchera pas comme ça : pour filer la métaphore, disons que le colibri peut bien participer à son échelle, si l’éléphant avec sa trompe de pompier ne l’aide pas à lutter contre les flammes, le combat est perdu d’avance. Surtout quand, dans le même temps, des hyènes avides de profit continuent d’alimenter le brasier. En janvier 2022, nous en sommes là.
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Imaginons un instant un illusoire monde idéal. Chaque Français est devenu strictement végétarien ; pour tout petit trajet, il a troqué sa voiture contre un vélo ; pour le moindre déplacement un peu plus long, il fait du covoiturage ; plus jamais, au grand jamais il ne prend l’avion ; il achète trois fois moins de vêtements neufs ; l’ensemble de sa nourriture, conditionnée en vrac, provient de circuits courts ; il ne quitte plus sa gourde et bannit forever les bouteilles en plastique ; il baisse de 20 % sa conso de chauffage ; il achète d’occasion l’intégralité de son électroménager et autres produits high-tech ; il éclaire tout son logement avec des Led.
En termes d’empreinte carbone, quelle efficacité ? En 2019, dans une étude intitulée « Faire sa part ? », le cabinet de conseil Carbone 4 a fait le calcul. Conclusion : « L’impact des gestes individuels est loin d’être négligeable. » Ainsi, le passage au régime végétarien aurait des répercussions particulièrement positives1. Mais au global, la portée de cette « écologie des petits gestes » reste très limitée : « Même avec un comportement individuel proprement héroïque, c’est-à-dire l’activation quotidienne et sans concession de tous ces leviers, un Français ne peut espérer réduire son empreinte [carbone personnelle] de plus de 2,8 tonnes par an, soit environ 25 % ». Une baisse absolument insuffisante pour maintenir l’augmentation de la température du globe sous la barre des 2°C.
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La bataille pour le climat ne se gagnera pas à l’échelle des individus, qui restent piégés, comme l’écrit Carbone 4, dans un « environnement social et technique dont nous avons hérité, bâti sur la promesse d’une énergie fossile bon marché et illimitée ». Parmi ceux qui, il y a un peu plus de trois ans, ont enfilé le gilet jaune, beaucoup n’avaient pas choisi en conscience de prendre leur voiture tous les jours pour aller bosser depuis leurs périphéries ; c’est le prix des loyers du centre-ville conjugué à l’insuffisance des transports publics – au vrai, l’organisation socio-économique en général – qui les avaient poussés vers cette dépendance quotidienne au pétrole.
Face à la crise écologique, c’est tout un système qu’il faut renverser. Collectivement.
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Et pour commencer, on peut nommer quelques-uns des principaux responsables du désastre. C’est ce que fait le journaliste (et ami) Mickaël Correia, qui publie le 13 janvier à La Découverte un livre-enquête intitulé Criminels climatiques2. Partant d’une étude montrant que depuis 1988, 71 % des émissions de gaz à effet de serre sont imputables à cent entreprises, il s’est intéressé aux trois plus polluantes d’entre elles. Ce sont trois multinationales des énergies fossiles, basées respectivement en Arabie saoudite, en Russie et en Chine : Saudi Aramco (production de pétrole), Gazprom (gaz) et China Energy (charbon). « Depuis 2015, nous dit l’auteur [lire notre entretien pp. II & III], on sait que pour limiter le chaos lié au dérèglement climatique, il faudrait laisser dans le sous-sol 80 % des réserves de charbon, la moitié de celles de gaz et un tiers de celles de pétrole. Alors qu’on devrait déjà être dans une dynamique de freinage assez radical des énergies fossiles, ces sociétés ont des projets d’extension de plus 20 % d’ici 2030. »
Et elles font preuve d’un cynisme sans bornes : le secteur charbonnier chinois va jusqu’à vendre des centrales thermiques surdimensionnées au Bangladesh, pays d’ores et déjà touché par la montée des eaux liée au réchauffement climatique [lire un extrait de Criminels climatiques p. IV]. Même avidité sans scrupule chez Perenco, discrète multinationale française spécialisée dans l’exploitation des vieux puits de pétrole, qu’elle essore jusqu’à la dernière goutte au prix de conséquences écologiques et humaines parfois gravissimes [p. V], notamment en Afrique. Et tout ce beau monde s’en va gentiment faire du greenwashing aux grandes conférences mondiales sur le climat : en novembre à la Cop26 de Glasgow, le lobby des énergies fossiles était la plus importante délégation. Et un espace appelé Resilience Hub (le « hub de la résilience ») était sponsorisé, entre autres, par la banque JP Morgan, qui compte parmi les championnes mondiales des investissements climaticides.
Autant d’exemples qui permettent de persister à penser que contrairement à ce que certains suggèrent, la crise écologique est moins imputable à la « nature humaine » qu’à « un problème de culture et d’organisation sociale » [p. VII]. Organisation sociale si problématique que certains chercheurs ont dépassé la notion d’Anthropocène (âge géologique où les grands équilibres terrestres sont bouleversés par l’être humain) pour introduire le concept de Capitalocène (le système capitaliste est la principale cause de ces grands chamboulements) [p. VI].
Enfin, il est tout sauf anodin de noter que les extrêmes droites ont à l’égard de la question climatique une approche mêlant déni et instrumentalisation [p. VIII]. Quant au bilan carbone des armées, il est comme de juste désastreux [p. IX]. L’occasion de rappeler que les énergies fossiles, ça sert (aussi) à faire la guerre. Pour nous, c’est clair : c’est à leurs promoteurs qu’il faut la faire.
1 « Parmi les actions individuelles à plus fort impact, le passage d’un régime carné à un régime végétarien, voire végétalien, est significatif. Il permet de limiter les émissions issues de l’élevage (émissions de méthane par les ruminants) et de la déforestation (déstockage du carbone sous l’effet du changement d’affectation des sols). Il représente à lui seul 10 % de baisse de l’empreinte, soit 40 % du total de la baisse maximale induite par les changements de comportements étudiés. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°205 (janvier 2022)
Dans ce numéro vert de rage, un dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis ». Mais aussi : une escapade en Bosnie en quête d’étincelles sociales, l’inaction crasse du gouvernement envers les femmes handicapées, l’armée qui s’incruste à l’école, des slips chauffants, des libraires new-yorkais atrabilaires, des mômes qui attaquent Disneyland…
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Paru dans CQFD n°205 (janvier 2022)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Jeremy Boulard Le Fur
Mis en ligne le 06.01.2022
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