Entretien avec Mickaël Correia
« Cibler les véritables responsables du dérèglement climatique »
Elles s’appellent Saudi Aramco, Gazprom et China Energy. Méconnues du grand public, ces multinationales saoudienne, russe et chinoise du pétrole, du gaz et du charbon sont pourtant les entreprises les plus émettrices de gaz à effet de serre de toute la planète. Si ensemble elles formaient un pays, elles seraient le troisième contributeur au réchauffement climatique, juste derrière la Chine et les États-Unis. Et vous savez quoi ? Elles n’ont aucune intention d’arrêter. Au contraire, elles continuent d’investir des milliards dans de nouveaux gisements, dépensant également des fortunes en lobbying et autres tentatives de greenwashing, pour mieux pérenniser leurs lucratives activités.
Pendant deux ans, Mickaël Correia s’est intéressé à leurs agissements. Ce 13 janvier, il publie Criminels climatiques – Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète (La Découverte), un livre qui démontre, s’il le fallait encore, que ce n’est pas juste en tentant individuellement de limiter notre empreinte carbone qu’on sauvera la Terre et l’humanité. Il y a surtout « urgence à mettre hors d’état de nuire le capitalisme fossile », résume l’auteur. Dès lors, comment lutter ? On en cause avec lui.
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À la mort de Pierre Rabhi, tu as écrit sur Twitter que tu espérais qu’avec lui disparaîtrait « l’écologie sans ennemis » dont il était un des symboles. L’écologie a besoin d’ennemis ?
« Oui. C’est un peu la ligne de fond de ce bouquin : essayer de lutter contre le récit dominant qui, depuis une trentaine d’années, tente de retourner la responsabilité des émissions de gaz à effet de serre des entreprises vers les individus. C’est dans cet objectif qu’au début des années 2000, la major pétrolière britannique BP avait engagé une agence de communication pour faire du bruit sur le concept d’empreinte carbone : il s’agissait de défendre l’idée que la crise climatique n’est pas de la faute des entreprises, mais des consommateurs. Cette notion d’empreinte carbone (individuelle) se déploie parallèlement à d’autres concepts, comme celui de développement durable, qui explose à la fin des années 1990 début 2000, ou encore ce qu’on va appeler l’écologie des petits gestes. Tout ça s’inscrit dans une offensive pour essayer de détourner l’attention des vrais fossoyeurs du climat. Mais aujourd’hui, il y a une nouvelle génération “climat”, des jeunes activistes qui ont entre 15 et 25 ans, qui ont très vite compris qu’il fallait dépasser cette question des écogestes et de l’empreinte carbone, et qui ciblent les véritables responsables du dérèglement climatique. En France par exemple, on assiste actuellement à une offensive militante contre Total, qui émet autant de CO2 que l’ensemble des Français.
Je pense qu’il est vraiment important de faire ce basculement politique depuis cette écologie sans ennemis dont Pierre Rabhi était un des chantres – alors que paradoxalement c’était quelqu’un qui, avec son discours sur la sobriété heureuse, pointait le capitalisme. Il parlait d’autonomie, de l’absurdité de la croissance économique, mais sans jamais vraiment mettre à nu les différents rapports de domination à l’œuvre. »
Les « écogestes », ça ne sert vraiment à rien ?
« En 2019, le cabinet de conseil Carbone 4 a sorti un rapport montrant que même si chaque Français adoptait les écogestes les plus “héroïques” – ne plus jamais prendre l’avion, arrêter de manger de la viande, faire systématiquement du covoiturage, etc. –, les émissions de gaz à effet de serre ne diminueraient que de 25 %, ce qui est largement insuffisant.
Ces écogestes, ça peut être un premier pas vers le militantisme, quelque chose qui peut nous sensibiliser à la fragilité du monde, mais jusqu’à présent ça a surtout été utilisé pour culpabiliser les gens, notamment les classes populaires – et je ne pense pas que la culpabilisation soit un bon vecteur de mobilisation.
« Même si chaque Français adoptait les écogestes les plus “héroïques”, les émissions de gaz à effet de serre ne diminueraient que de 25 % »
Je pense que l’importance démesurée accordée aux comportements des individus permet avant tout d’invisibiliser la structure sociale du chaos climatique. Elle reflète le triomphe de la logique libérale dominante : l’individualisation de la responsabilité. Au même titre que le racisme ou le sexisme ne sont pas le fruit de relations interindividuelles, mais le produit de rapports de domination et de constructions sociohistoriques, au même titre que les violences policières sont systémiques et non pas commises par de rares individus, le changement climatique n’est en rien la conséquence d’une somme de responsabilités individuelles. »
Ton livre s’appelle Criminels climatiques. Qui peut-on ranger dans cette catégorie ?
« Une avalanche de rapports scientifiques martèle qu’il faut stopper dès maintenant toute nouvelle activité industrielle liée aux énergies fossiles. Et on sait désormais que chaque dixième de degré compte et que ce sont les plus précaires qui sont en première ligne. Nous sommes déjà à 1,2 °C de réchauffement et la réalité du chaos climatique fait que cet été, à Verviers, une des villes les plus pauvres de Belgique, il y a eu une dizaine de morts et 10 000 personnes sans toit après des pluies diluviennes. Lors de la canicule de 2003, la Seine‑Saint‑Denis, département le plus pauvre de France métropolitaine, a été parmi les plus touchés avec une surmortalité de + 160 %. Enfin, les catastrophes climatiques contraignent chaque année 20 à 30 millions de personnes, vivant surtout dans les pays du Sud, à migrer.
Toute firme, banque ou État qui continue à mettre de l’argent dans les énergies fossiles relève forcément du criminel climatique puisqu’ils le font en toute connaissance de cause. »
Dans ton livre, tu te concentres sur trois grandes entreprises. Qui sont-elles et pourquoi t’être focalisé sur elles ?
« En juillet 2017, des chercheurs pionniers ont montré que cent entreprises dans le monde étaient responsables de 71 % des émissions de gaz à effet de serre depuis 1988. C’était un vrai pavé dans la mare climatique. En haut du classement, il y avait trois boîtes très peu connues du grand public : Saudi Aramco (qui abonde au budget de l’État saoudien à hauteur de plus de 70%), China Energy (qui est aux mains du Parti communiste chinois) et Gazprom (qui appartient majoritairement à l’État russe).
Ensemble, elles forment une trinité mortifère des énergies fossiles. Aramco est le plus grand pétrolier au monde, Gazprom le plus grand producteur de gaz naturel de la planète et China Energy le premier charbonnier.
Chaque année, Aramco émet quatre fois et demie plus que la France tout entière. Si ces trois boîtes-là étaient un pays, elles seraient la troisième nation la plus pollueuse au monde, juste derrière la Chine et les États-Unis. Il y a tout un angle mort de la question climatique derrière cette question, parce qu’on a toujours mesuré les émissions de gaz à effet de serre soit à l’échelle des États, soit à l’échelle des individus… »
Loin d’emprunter un début de chemin de transition, ces trois grosses entreprises sont au contraire en train d’investir des milliards de dollars pour poursuivre, voire même augmenter la production…
« Depuis 2015, on sait que pour limiter le chaos sur Terre lié au dérèglement climatique, il faudrait laisser dans le sous-sol 80 % des réserves de charbon, la moitié de celles de gaz et un tiers de celles de pétrole. Alors qu’on devrait déjà être dans une dynamique de freinage assez radical des énergies fossiles, ces sociétés ont des projets d’extension de plus 20 % d’ici 2030.
Elles déploient activement tout un arsenal de stratégies pour maintenir notre addiction aux énergies fossiles : pillage des dernières réserves énergétiques, soft power – notamment à travers le football –, corruption, néocolonialisme, introduction en Bourse, mensonges à la communauté internationale, recherches technologiques ou encore greenwashing… C’est une véritable bombe climatique qui est en train de s’élaborer dans l’ombre. Par ailleurs, tout un écosystème financier et politique soutient ces firmes.
Pour continuer à augmenter la production, il y a besoin d’énormément de capitaux. La plus connue des banques climaticides, c’est l’américaine JP Morgan, qui continue de fournir des milliards de dollars chaque année pour la prospection et la production de pétrole, de gaz et de charbon. Plus près de nous, il y a BNP Paribas, championne des banques européennes climaticides. Il faut savoir que les plus grands groupes bancaires français ont augmenté en moyenne de 19 % leurs financements dans les énergies fossiles ces cinq dernières années.
Il y a aussi tous les appuis politiques derrière. Gazprom, par exemple, est, comme dit plus haut, une société extrêmement proche de l’État russe, puisqu’elle est issue de la privatisation du ministère soviétique de l’Énergie et qu’elle a ensuite été complètement digérée par le clan Poutine. Dans ce cas-là, il y a vraiment la force d’un appareil d’État qui est en cheville avec l’entreprise pour développer de nouveaux champs de gaz, notamment en Arctique.
En bref, nous sommes face à une poignée d’entreprises qui attisent sciemment les flammes qui brûlent notre planète pour engranger toujours plus de profit en extrayant les ressources des entrailles de la Terre. »
Ces « criminels climatiques » peuvent d’autant moins nier le réchauffement qu’ils en voient les conséquences directement dans leurs zones d’extraction. Dans le livre, tu évoques la péninsule de Yamal, en Sibérie, où en 2016, à cause du réchauffement climatique, de l’anthrax mortel avait resurgi du sol auparavant gelé et tué un enfant autochtone…
« Non seulement ces entreprises en voient les conséquences, mais elles en profitent aussi ! C’est complètement cynique. Près d’un quart des réserves pétrogazières mondiales non découvertes se situent dans la zone arctique, ce qui rend leur exploitation complexe. Mais puisque les activités des multinationales fossiles émettent énormément de gaz à effet de serre, la fonte des glaces s’accélère, ce qui permet à ces entreprises d’accéder à ces ressources situées dans la zone polaire... Tout un front est en train de s’ouvrir dans l’Arctique, et Gazprom est en tête de pont, avec des projets d’extraction de gaz et de pétrole offshore (en pleine mer), mais aussi sur les grandes plaines de Sibérie au-delà du cercle polaire, notamment sur Yamal qui est en train de devenir le nouvel eldorado à coloniser.
Pour parler de nouveau de “bombe climatique”, une des pires choses qui est en train de se passer dans ces régions-là, c’est la question du permafrost – ce type de sol gelé formant tout un écosystème fragile et spécifique – qui est en train de se réchauffer du fait de la hausse des températures. En décongelant, il libère des quantités monstrueuses de méthane, un gaz à effet de serre qui contribue énormément au dérèglement climatique, car il a un potentiel de réchauffement 80 fois plus puissant que le CO2. »
Ton livre parle de trois entreprises étrangères. Quid des firmes françaises, Total en tête ?
« En vérité, bien que basées en Arabie saoudite, en Chine ou en Russie, ces trois entreprises sont solidement enracinées en France. Tout près de Paris par exemple, Aramco a un laboratoire extrêmement confidentiel qui travaille sur l’optimisation des moteurs afin de perpétuer les voitures à essence, et ce en partenariat avec l’Institut français du pétrole. Gazprom vend des volumes monstrueux de gaz en France – le géant russe fournit près de 40 % du gaz naturel consommé en Europe. Enfin, EDF possède du capital dans des centrales à charbon ultrapolluantes gérées par China Energy, tout en participant à son greenwashing : en 2019, un contrat a été signé à l’Élysée afin qu’EDF installe des éoliennes pour le compte de China Energy, alors que c’est le plus grand producteur d’électricité à base de charbon dans le monde…
Concernant Total, on sait depuis peu que dès 1971, le groupe était au courant que ses activités étaient climaticides. Et alors que les Nations unies estiment que la production de gaz doit baisser de 3 % par an d’ici à 2030 pour contenir le réchauffement à 1,5 °C, Total prévoit d’augmenter d’un tiers sa production de gaz d’ici là. »
Pour rester sur la France, quel est ton regard sur ce qui est fait aux niveaux gouvernemental et législatif ? Tu racontes que la dernière loi « Climat » n’a prévu aucun mécanisme de sanction financière pour contraindre les multinationales à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre…
« En mars dernier, des députés de différents bords – il y avait même des LREM et des LR – avaient déposé des amendements à la loi “Climat”, pour obliger les industriels français à diminuer, sous peine de sanctions, leurs émissions de CO2. Il n’existe pour l’instant aucune limitation : les grandes boîtes pollueuses peuvent émettre autant qu’elles veulent. Mais l’idée a été censurée immédiatement, avant tout débat parlementaire : le président de l’Assemblée nationale a rejeté ces amendements au prétexte qu’ils n’avaient rien à voir avec la loi “Climat”…
Au final, cette loi est complètement inopérante. Elle ne permet de faire que 10 % du chemin d’ici à 2030 pour réduire nos gaz à effet de serre. C’est un échec total alors qu’on estime qu’au rythme actuel, les activités industrielles des boîtes du CAC 40 nous mènent vers une augmentation de 3,5 °C d’ici la fin du siècle, soit un enfer sur Terre. »
Dans le cadre de ton boulot à Mediapart, tu t’es rendu à la Cop26 de Glasgow. Est-ce que tu as croisé des criminels climatiques là-bas aussi ?
« 503 lobbyistes des énergies fossiles étaient sur place, c’était la plus grosse délégation, aussi importante que celles des huit pays les plus impactés par le changement climatique réunies : ça en dit long sur les rapports de force au sein de cette Cop26. Gazprom, Total, les grands pétroliers américains, etc. : tout le monde était là. Le pire, c’est qu’il y en avait qui sponsorisaient l’événement.
Ça s’est ressenti sur la déclaration finale, le “Pacte de Glasgow pour le climat”. Après une première version du texte stipulant qu’on allait mettre fin à l’utilisation du charbon, le mot “sortir” (phase-out) a finalement été remplacé par “diminuer” (phase-down). C’est dire où on en est... À ne pas pouvoir écrire dans un accord mondial pour le climat qu’il faut mettre définitivement fin aux énergies fossiles. »
Quelles perspectives de lutte face à tout ça ? À la fin de ton livre, tu te fais un peu optimiste, en écrivant que « le combat pour le climat se situe au carrefour des luttes pour l’émancipation », et qu’il pourrait se transformer en un « redoutable mouvement social »…
« Mon pari politique c’est qu’effectivement, le climat peut être le creuset d’énormément de luttes.Avec la question sociale, le lien est assez clair : en France les 1 % les plus riches émettent huit fois plus que la moitié la plus pauvre de la population. Il y a des ponts à construire avec le monde ouvrier, parce qu’on l’oublie souvent, mais les travailleurs des industries fossiles sont les premiers à être exposés à leurs pollutions. Et une récente étude montre que 43 % des salariés du gaz et du pétrole voudraient quitter le secteur. Un des points de convergence les plus évidents, c’est la question du travailler moins. La CGT et d’autres syndicats militent pour les 32 heures de travail hebdomadaires. Outre-Manche, une étude a démontré que si la Grande-Bretagne passait à la semaine de quatre jours, ses émissions baisseraient autant que si on éliminait tout le parc automobile privé du pays. Un point de jonction entre le monde du travail et le mouvement climat peut donc se faire.
Sur la question du genre, on est en train de s’apercevoir qu’une certaine masculinité toxique joue un rôle dans le réchauffement climatique. En juillet dernier, des chercheurs ont calculé que les hommes avaient une empreinte carbone 16 % plus importante que celle des femmes, à cause notamment des signes extérieurs de virilité – comme avoir une grosse voiture ou une alimentation plus carnée.
Sur la question du genre, on est en train de s’apercevoir qu’une certaine masculinité toxique joue un rôle dans le réchauffement climatique.
Le colonialisme et la racialisation ont permis et justifié l’extractivisme fossile dans les pays du Sud. Sans compter qu’aux États-Unis par exemple, un Africain-Américain a 1,54 fois plus de probabilité d’être exposé aux pollutions de l’industrie fossile qu’un Blanc. Il y a, enfin, la question de l’antifascisme, qui est pleinement d’actualité. Des figures politiques d’extrême droite, comme Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Éric Zemmour sont clairement climatonégationnistes. Les gouvernements nationalistes polonais et hongrois sont en conflit avec l’Union européenne à cause de leurs positions pro-charbon et pro-gaz.
En fait, lutter contre l’extrême droite et le racisme, se soulever comme les Gilets jaunes l’ont fait en dénonçant une taxe carbone qui ne pesait que sur les plus modestes, travailler la question patriarcale, militer pour travailler moins… tout ça participe à bousculer le statu quo climatique. Je pense qu’un vaste front anti-énergies fossiles peut se mettre en place au carrefour de ces différentes luttes-là et dépasser enfin le cadre de quelques écologistes des classes moyennes supérieures. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°205 (janvier 2022)
Dans ce numéro vert de rage, un dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis ». Mais aussi : une escapade en Bosnie en quête d’étincelles sociales, l’inaction crasse du gouvernement envers les femmes handicapées, l’armée qui s’incruste à l’école, des slips chauffants, des libraires new-yorkais atrabilaires, des mômes qui attaquent Disneyland…
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Paru dans CQFD n°205 (janvier 2022)
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Illustré par L.L. de Mars
Mis en ligne le 06.01.2022
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