De mal en Piolle
À Grenoble, une écologie sauce tartuffe
Certains les traitent de « briseurs d’espoir ». Et c’est logique en un sens. Car les rédacteurs du très conseillé canard de combat grenoblois Le Postillon ne mâchent ni leurs mots ni leurs arguments quand il s’agit de pointer les tartufferies de la municipalité grenobloise « rouge-verte » aux commandes. Pire, l’un des contributeurs principaux de ce journal bimestriel vient de sortir Le Vide à moitié vert1, enquête habitée dans laquelle il égratigne encore plus sérieusement l’espoir de ceux qui croient (toujours) en une écologie de pouvoir, réformatrice dans les rails. Sa cible ? Le fort médiatique Éric Piolle, maire de Grenoble depuis 2014 et aspirant à la présidentielle 2022, parfois présenté comme l’homme incarnant l’écologie du futur, ambitieuse et moderne. N’a-t-il d’ailleurs pas twitté en août 2019 qu’il était temps de « décréter l’état d’urgence climatique ». Balèze. Mais il y a un os, et un gros, assure l’auteur : tout ça, c’est du vent – » Dès qu’on gratte la couche de vernis, on se rend compte de l’imposture. »
Ancien cadre haut placé chez Hewlett-Packard et cofondateur dans sa jeunesse d’une start-up spécialisée dans l’optimisation fiscale (Raise Partner), Piolle n’a en aucun cas changé le visage de Grenoble, ville high-tech par excellence et nid d’ingénieurs abritant notamment Minatec, « campus d’innovation en micro et nanotechnologies ». Incarnation du capitalisme vert et du greenwashing, le maire de la ville s’est surtout attaché à proposer des mesures passe-partout, telles que l’implantation de jardins collectifs ou l’allongement des pistes cyclables. Dans le même temps, il a mené une politique des plus libéralo-compatible allant jusqu’à soutenir l’élargissement d’une autoroute, faire fermer trois bibliothèques de quartier lors d’un plan d’austérité décrété en 2016 ou avaliser le passage de la gestion de l’éclairage de la ville du public au privé, avec pour heureuse élue la société Citeos, filiale de Vinci, alliée à Bouygues. Sacré palmarès.
Ce que montre le bouquin, surtout, c’est la capacité de pipeau d’une municipalité ruant soi-disant dans les brancards, mais revendiquant la « culture du pouvoir » et communiquant via l’utilisation d’une « éconovlangue de bois » gratinée. Un exemple : alors même que Piolle se targue à grands cris d’avoir partiellement supprimé la publicité en ville dès 2014 (démontage de plus de 300 panneaux), le maire et ses représentants au sein du syndicat mixte des transports ont renouvelé, en 2019, un contrat sur les abribus et stations de tram avec le géant du secteur JC Decaux, autorisé entre autres à installer des panneaux numériques aussi énergivores que visuellement envahissants. Symbole de reniement si patent que le président de l’association Paysages de France, qui lutte notamment contre la pollution visuelle publicitaire, a désigné Piolle comme « l’homme sandwich (et numérique) du n° 1 mondial de l’affichage publicitaire2 ».
Alors ? Méchant, l’auteur du Vide à moitié vert ? Cynique ? Nope. Simplement réaliste et franc du collier. Sa conviction : « Les faux espoirs basés sur du vide font beaucoup plus de mal aux partisans d’une vie libre et émancipée que l’esprit critique. »
Tu écris que les réalisations écologiques de Piolle depuis son arrivée à la tête de Grenoble en 2014 se réduisent à quelques gadgets, à tel point qu’il n’est même plus question de « vert à moitié vide », mais carrément de « vide à moitié vert »...
« Il y a sept ans, quand Piolle est devenu maire de Grenoble, j’avais titré mon premier portrait de lui dans Le Postillon “Le Vert à moitié vide”, jeu de mots un peu rigolo, un peu facile, qui sous-entendait que si lui ou les autres élus verts et rouges faisaient juste un peu plus, un peu mieux, un peu différemment, le verre commencerait à devenir à moitié plein, ce qui est le début de la satisfaction pour n’importe quel alcoolique ou électeur moyen. Qu’en somme, il faudrait juste pousser au cul ce genre d’élus pour avoir des évolutions politiques intéressantes. Bon, déjà à l’époque, je n’étais en fait pas très content de ce titre parce que je pressentais qu’il n’était pas très pertinent politiquement. Les sept années de pouvoir exercées par Piolle et ses sbires ont plus que confirmé mes doutes : prétendre changer les choses en prenant et exerçant le pouvoir de cette façon relève juste de la tartufferie.
En replongeant dans les dizaines d’articles ou brèves écrits dans notre canard sur cette municipalité, ce qui m’a d’abord sauté aux yeux, c’est le vide de leur politique, qui, au-delà de la com’ très arrogante et prétentieuse, ne marque aucune rupture avec la marche actuelle du monde. D’où le titre du bouquin, Le Vide à moitié vert, beaucoup plus signifiant sur le résultat des politiques menées par ce genre d’élus. Pour revenir à des considérations alcooliques, je pense que l’arrivée des Verts au pouvoir, c’est un peu comme si on te faisait de la pub pour un verre de Chartreuse bien corsé et que tu te retrouvais à boire un sirop de menthe un peu fadasse. J’ai beaucoup de respect pour le sirop de menthe, hein, il m’arrive même d’en boire, mais je ne pense pas qu’il puisse changer le cours de soirées. »
Les « Jeunes pour Piolle » estiment dans une tribune publiée sur Reporterre 3 que ton livre occulte des avancées en matière écologique, allant de la multiplication des jardins collectifs à l’allongement des pistes cyclables. Que t’inspire leur prose ?
« Je pourrais réagir à chaque argument de ce texte de groupie mais franchement à quoi bon ? Les jardins collectifs et les pistes cyclables, je suis pour, hein, moi aussi j’ai avant tout un cœur de babos mais quand tu vois qu’en même temps la municipalité multiplie des projets immobiliers avec de grands promoteurs, accompagne des travaux titanesques pour faire passer une autoroute de deux à trois voies ou continue les politiques de métropolisation, il n’y a pas besoin d’être un anarchiste “féroce” pour se dire que les quelques avancées ne sont que détails cosmétiques.
Ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est que les Jeunes pour Piolle répondaient en fait à une chronique du bouquin parue peu avant sur Reporterre4. Une chronique pas très enthousiaste, loin de là, mais qui a quand même permis d’atteindre un des buts de ce bouquin : toucher le cœur de l’électorat vert et rouge, à savoir pour moi les lecteurs de Reporterre, Bastamag, Mediapart ou Politis, qui perdent toute notion d’esprit critique dès que des élus de “l’autre gauche” sont au pouvoir. J’ai pour modeste ambition d’essayer de leur apporter de la matière à réflexion avec ce bouquin, même si je sais que les groupies ne réfléchissent pas mais se contentent de suivre leurs maîtres. C’est pour ça que je suis bien content de répondre à tes questions, parce que mon bouquin a plutôt jusque là été chroniqué dans des médias bien moins sympathiques, de Marianne à Valeurs actuelles, malgré tous mes efforts pour me démarquer de leurs critiques ineptes et des polémiques sans intérêt sur les maires écolos qui seraient “nuls” et entraîneraient décroissance ou délinquance à tous les coins de rue. En fait les écolos sont plutôt bons gestionnaires, et leurs politiques s’intègrent très bien à la marche du monde libéral. Enfin, c’est ce que je vais prochainement essayer d’expliquer à un journaliste du Figaro, qui veut me causer vu que Piolle est un des prétendants écolos à la présidentielle. Comme tu vois, j’ai pas une vie facile. »
Le dernier rapport du Giec, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, vient de tomber et il est diablement salé, au point d’avoir fait couler un peu plus d’encre que d’habitude dans les rédactions capitolâtres. Est-ce que tu penses que ça pourrait pousser les écolos de parti de type Piolle à modifier leurs discours et pratiques vers plus de radicalité ?
« Les écolos de pouvoir sont bien entendus très intéressés par ce genre de rapport moins par les conclusions radicales qu’il faudrait en tirer que par les quelques pourcentages de voix qu’ils pourraient leur faire gagner aux prochaines élections. Ce qui a changé chez les écolos depuis René Dumont en dehors du rapport au capitalisme, c’est surtout le rapport au pouvoir. Une des grandes thèses de Piolle, c’est que les écolos doivent acquérir la “culture du pouvoir”. Quand on voit ce qui se passe à Grenoble depuis sept ans, la culture du pouvoir c’est celle de l’omerta, où rien n’est dit sur les compromis et négociations à huis clos, où les décisions sont imposées de manière autoritaire et où le but principal des élus est avant tout de se faire réélire. D’où l’impression de vivre dans une campagne électorale permanente, où le moindre banc installé se transforme en opération de communication. Je pense que tant que les gens au pouvoir seront contents d’être au pouvoir, tant que leur but principal sera d’être réélus, tant qu’ils ne prendront jamais le risque de tout envoyer bouler et de renverser des tables, rien de souhaitable ne pourra sortir des conseils municipaux, si ce n’est quelques pistes cyclables ou jardins partagés. »
L’équipe du Postillon et toi avez eu la possibilité de voir et d’analyser l’ensemble de la séquence, entre l’élection « surprise » de 2014, les premières années, les déceptions et la réélection. Qu’est-ce que tu dirais aux militants écolos sincères parfois tentés de s’embarquer dans des engagements locaux similaires ?
« J’ai d’abord envie de faire le marchand de tapis et de leur dire de lire mon livre. Ce matin même, une amie m’a dit que sa mère, militante EELV [Europe écologie-Les Verts] à qui elle avait filé le bouquin, venait de le finir et n’en avait pas dormi la nuit d’après – ou du moins c’est ce qu’elle lui a dit. Bon, mon but n’est pas de créer des insomnies, mais de faire réfléchir et qu’au moins les “militants sincères” – en fait je pense que ces deux mots juxtaposés sont un peu un oxymore, car être militant implique forcément de se voiler la face et d’avoir un minimum de mauvaise foi (ce qui par ailleurs n’est pas forcément mal et peut même être utile pour faire avancer les choses) – bref, que ces militants aspirant à la sincérité cessent de croire que l’arrivée au pouvoir d’élus verts-rouges change quoi que ce soit d’important. Je n’aime pas les sentences définitives et ne suis pas farouchement anti-électoraliste. Le cirque électoral est une grande farce, c’est sûr, mais si certains veulent aller y jouer pourquoi pas ? C’est pas forcément moins intéressant que de pérorer à huis clos dans des cercles radicaux. Mais bien entendu il faut perdre quelques illusions, ce à quoi tente de contribuer le bouquin.
Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui déjà, les communes ont perdu beaucoup de pouvoir au profit des communautés de communes ou des métropoles. Ces mégastructures favorisent le nivellement des politiques par la technocratie, ce qui a pour principal résultat qu’aujourd’hui toutes les métropoles se ressemblent. Le spectacle médiatique fait croire que la vie pourrait être radicalement différente dans une métropole dirigée par un écologiste que dans celle qui a la droite à sa tête. En fait à Nice, Lille ou Grenoble, il y a les mêmes projets urbains opaques, le même genre d’immeubles construits, les mêmes budgets participatifs, les mêmes trottinettes électriques en libre service, les mêmes caméras de vidéosurveillance – même s’il y en a un tout petit peu moins à Grenoble qu’ailleurs. Les élus verts et rouges grenoblois ont en tous cas été de bons petits soldats de la métropolisation, œuvrant avec zèle aux transferts de compétences et à l’éloignement perpétuel du pouvoir du simple habitant. Grenoble a 160 000 habitants, comment peut-on déjà prétendre à des décisions démocratiques à cette échelle ? Et quand on passe à l’échelle de la métropole, soit 440 000 habitants, là, toute prétention participative devient automatiquement juste une bonne blague. Bref, ce que je conseillerais à des militants en voie de sincérisation tentés par la piste électorale, c’est d’œuvrer pour qu’émerge le processus exactement inverse de la métropolisation, à savoir la relocalisation du pouvoir dans les communes déjà, et bien entendu dans les quartiers à terme. C’est pas du tout dans le sens du vent, comme à peu près tout ce qui est désirable. »
Cette « relocalisation », qui n’est « pas du tout dans le sens du vent », est-ce que c’est ce que vous essayez de faire depuis le début avec Le Postillon au niveau médiatique ? Voire, à moindre échelle, avec vos cabines téléphoniques au niveau technologique ?
« Un des principes de base du Postillon est effectivement de faire de la presse de proximité, locale voire ultra-locale. L’idée c’est qu’au niveau national ou même régional, il est très difficile actuellement de toucher un lectorat diversifié quand on est un petit canard sans moyens de promotion – je ne t’apprends rien. À l’échelle d’une ville ou d’une agglomération, on peut plus facilement être lu par des gens très différents, à la fois parce que c’est plus facile de faire de la pub (nous on fait beaucoup d’affichage sauvage et de vente à la criée) et à la fois parce que les sujets traités sont assez originaux pour intéresser des gens ne partageant pas du tout nos idées. On fait attention de toujours apporter des informations (c’est-à-dire ne pas se contenter de “commentaires”) et, même si certains nous reprochent un ton trop “tranché” ou “féroce”, ils nous achètent quand même parce qu’ils apprennent des trucs sur le quartier d’à côté de chez eux ou sur cette personnalité tête à claques dont la com’ locale ne dresse que des louanges. C’est pas un business plan qui permet de devenir riche évidemment, mais ça nous assure quand même un nombre de ventes pas dégueulasse – environ 3 500 exemplaires par numéro sur notre “petite” cuvette. Après, quand on rame contre le sens du vent, impossible de savoir les impacts réels de ce qu’on fait : si on n’était pas là, le vent soufflerait-il plus fort ? Aide-t-on des gens à tenir malgré ce terrible vent de face ? Est-ce que nos postures et nos actes donnent envie à d’autres de se dresser à contre-courant ?
En dehors de quelques encouragements, on n’a pas de réponses précises à ces questions et quelque part on s’en fout. On fait ce qui nous semble être juste, de la façon la plus pertinente possible, selon les goûts et les douleurs du moment. C’est pour ça que pour la première fois, on a quitté notre posture seulement “journalistique” pour lancer un “combat”, voilà six mois : la réinstallation de vingt-deux cabines téléphoniques à Grenoble. C’est une lutte qui peut sembler nostalgique ou dérisoire par rapport à tous les fronts de la plus haute importance ouverts ces temps-ci. Mais pour nous, à l’heure de la numérisation généralisée et du passe sanitaire, c’est très sérieux : à travers le symbole des cabines, on exige le droit de pouvoir vivre sans smartphone ni même téléphone portable et on entend faire converger les luttes contre l’individualisme, l’extraction des métaux rares, la fonte de la banquise, l’abrutissement par les écrans, la publicité ciblée, la traçabilité de tous les faits et gestes, etc. Les nombreux retours enthousiastes reçus suite au lancement de ce “combat” nous font croire que tout n’est pas “foutu”. Pour tout un tas de causes perdues, il y a encore de la place pour au moins faire de beaux barouds d’honneur. »
1 Précision : les dessins de Nardo illustrant cet article sont issus du livre.
2 Lire à ce sujet l’édifiant communiqué ainsi titré.
4 « Une autopsie féroce du mandat d’Éric Piolle » (20/07/2021).
Cet article a été publié dans
CQFD n°201 (septembre 2021)
Dans ce numéro, un dossier « Des fringues et des luttes ». Mais aussi : une analyse critique de l’instauration du passe sanitaire, le récit du meurtre d’un jeune Marseillais par la police, une interview féroce sur la politique municipale d’Éric Piolle à Grenoble...
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Paru dans CQFD n°201 (septembre 2021)
Par
Illustré par Nardo
Mis en ligne le 15.09.2021
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