Un pas de plus vers la société du tout-contrôle

Passe sanitaire : des bleus partout

Avec le passe sanitaire, le gouvernement a transformé des centaines de milliers de bistrotiers et autres personnes chargées d’accueillir du public en auxiliaires de police. Un nouveau type de flicage qui ne vient pas de nulle part.
Photo de Serge d’Ignazio

Fin août, Marseille, une heure du mat’. José * se présente aux deux chauffeurs du FlixBus censé le conduire vers le Sud-Ouest après des vacances en terre phocéenne. Il ne stresse pas, pense entrer easy. Il faut dire qu’il a mené ces derniers jours un véritable marathon administratif pour être en règle. Atteint du Covid en mars, il a reçu une première injection fin juillet, configuration suffisante pour obtenir le passe sanitaire. Sauf qu’il s’est vite rendu compte que le document reçu mentionnait par erreur un impératif de deuxième injection. Alors il a appelé, appelé et encore appelé pour rectifier, en vain, baladé de plateforme nationale en robots vocaux, Kafka mon gars. De guerre lasse, il a fait un test antigénique, histoire de ne pas être emmerdé pour son voyage. Sauf qu’il a mal calculé son coup, dépassant d’un chouïa les 72 heures légales. Résultat, les chauffeurs du flicbus sont inflexibles : il ne passera pas.

Pire, comme grisés par leurs nouvelles prérogatives, ils se sentent pousser des zèles confinant au racisme : « Juste à côté de moi, raconte José, il y avait un vieux Maghrébin avec son fils, et ils leur ont mal parlé, moquant leur accent et leurs hésitations. Et puis il y avait aussi cette personne noire à qui ils ont demandé sa carte d’identité. Dans l’ensemble, ils s’exprimaient avec toute l’autorité et le pédantisme du pauvre gars à qui t’accordes un peu de pouvoir. J’avais envie de leur dire “Mec t’es chauffeur, pas flic.” » Quand vient son tour, la scène dure, tant José insiste, avec cafouillages sur un QR code « illisible » à la clé, avant qu’il ne lâche l’affaire.

Au final, quand le bus démarre, ils sont trois galériens livrés à eux-mêmes sur le parvis de la gare, en pleine nuit. Pour José, c’est double peine, puisqu’il risque de se voir rayé de Pôle Emploi et de perdre ses allocations, ne pouvant arriver à temps à un rendez-vous déterminant pour conserver ses droits. La totale.

Le virus de la guerre sociale

Des histoires de ce genre, truffées d’absurde et de sourde violence, combien s’en déroule-t-il chaque jour en France ? Dans le récit de José, on retrouve pas mal d’ingrédients du grand bordel répressif contemporain que le passe sanitaire n’a fait qu’aggraver : ambiance pesante de surveillance généralisée, informatisation du monde à marche forcée, quidams transformés en flics, démarches administratives infernales, pauvres et étrangers ciblés en priorité, etc.

Alors bien sûr, ces deux chauffeurs de bus ne sont pas forcément représentatifs. Et beaucoup des personnes amenées à contrôler les passes ne sont pas du tout ravies de ce rôle. Une large part refuse même de s’y coller. C’est le cas de Julie *, une serveuse bretonne : « Le propre d’un bar, c’est de faire avec qui se pointe et d’intégrer les gens, soit tout l’inverse de ce qu’on me demande en ce moment. Là j’ai l’impression de devoir me transformer en un mélange entre videur et flic. » Alors Julie biaise, indiquant à ceux qui n’ont pas le passe sanitaire qu’il y a une sortie derrière le bar, fort pratique pour s’esquiver…

Reste qu’on voit avec un certain effroi s’intensifier des modes de surveillance et de contrôle banalisés. Fin avril, Emmanuel Macron l’avait pourtant promis : le passe sanitaire « ne sera jamais un droit d’accès qui différencie les Français ». Il ajoutait qu’il « ne saurait être obligatoire » dans les restaurants, théâtres ou cinémas. Il n’était alors même pas question des hôpitaux...

Quoi que l’on pense de la vaccination, et où que l’on se situe dans l’épineux débat qu’elle génère entre liberté individuelle et responsabilité collective, une constatation s’impose : depuis le début de la pandémie, le gouvernement n’a cessé de défendre une conception coercitive de la santé publique, doublée d’une persistante propension au mensonge et à l’absurdité. Le tout reposant, qui plus est, sur une « répression à deux vitesses », ainsi que le formulent Michel Lepesant et Aude Vidal dans un récent texte1 rappelant que, dès le début de la crise, les mesures sanitaires « ont été imposées avec plus de violence sur les classes pauvres que sur les classes aisées (de l’impossibilité du télétravail pour les derniers de cordée aux contrôles tatillons du couvre-feu dans les “quartiers”) ».

Indubitablement, le passe sanitaire s’inscrit dans ce mouvement. « La carte des plus faibles vaccinations recoupe celle de la pauvreté, de la fracture numérique, de l’accès aux services publics, écrivait la Défenseure des droits Claire Hédon dans son avis du 20 juillet sur l’extension du passe. Les nouvelles mesures comportent ainsi le risque d’être à la fois plus dures pour les publics précaires et d’engendrer ou accroître de nouvelles inégalités. »

Un « risque d’accoutumance »

Censée jouer les vigies face au développement de nouvelles technologies liberticides, la Commission nationale de l’informatique et des libertés est généralement une championne du tiède. Mais le 6 août, elle n’a pu s’empêcher d’alerter sur « le risque d’accoutumance et de banalisation de tels dispositifs attentatoires à la vie privée ». Et de craindre « un glissement, à l’avenir, et potentiellement pour d’autres considérations, vers une société où de tels contrôles deviendraient la norme et non l’exception ».

Sûr : le passe sanitaire normalise le contrôle de tous par tous. Mais au vrai, des drones policiers à la reconnaissance faciale en passant par le fichage biométrique de la population, de nombreux « dispositifs attentatoires à la vie privée » sont déjà « la norme » ou en train de le devenir. En cause : sur fond d’apathie citoyenne, une appétence politicienne pour le contrôle social et le développement d’outils technologiques de surveillance bon marché, nécessitant de moins en moins de main d’œuvre (la vidéosurveillance automatisée par exemple). « La garantie des libertés publiques est aussi une question économique, nous expliquait l’an passé Félix Tréguer, membre de l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net. Combien ça coûte de surveiller une personne  ? Combien de temps ça prend  ? Le fait que la surveillance soit compliquée est une garantie en tant que tel2. »

Dans le cas du passe sanitaire, la même association pointe la responsabilité du QR code et du smartphone : « Au cours de la dernière décennie, lit-on dans un article3 publié sur son site internet, la majorité de la population française (84 % en 2020) s’est équipée en smartphones munis d’un appareil photo et capables de lire des code-barres en 2D, tels que des codes QR. En parallèle, l’administration s’est largement appropriée les outils que sont le code-barre en 2D et la cryptographie afin de sécuriser les documents qu’elle délivre : avis d’imposition, carte d’identité électronique… » C’est la concomitance de ces deux phénomènes qui a permis de confier à des centaines de milliers de personnes « non-formées et non-payées par l’État [...] la mission de contrôler l’ensemble de la population à l’entrée d’innombrables lieux publics, et ce, à un coût extrêmement faible pour l’État puisque l’essentiel de l’infrastructure (les téléphones) a déjà été financé de manière privée par les personnes chargées du contrôle ».

Dénoncer le contrôle sous tous ses avatars

Ce contexte en tête, lutter contre le passe sanitaire et son monde implique donc de s’attaquer également à ses racines, dans nos téléphones comme dans nos smart cities (« villes intelligentes ») pleines de caméras et de capteurs censés les sécuriser et rationaliser leur gestion. C’est déceler et dénoncer l’accroissement de la surveillance et du contrôle sous tous ses avatars, dans les entrailles du néolibéralisme triomphant et de l’État qui le sert, plutôt que chercher les monstres là où ils ne sont pas.

Las, ce n’est pas ce qui se dégage de bon nombre des très diverses manifestations anti-passe sanitaire, loin s’en faut. Cas particulier, mais certainement pas unique, la manifestation marseillaise du 28 août semblait ainsi davantage focalisée sur des revendications confuses, patriotes ou complotistes que sur une appréciation objective de l’étau sécuritaire. Au milieu des drapeaux français, des pancartes fustigeant la vaccination, des appels à sauver le soldat Raoult, des dénonciations du « nouvel ordre mondial satanique » ou des Marseillaise prolongées de sonores « On est pas des moutons », les rares pancartes « Pass = surveillance de masse » et « Non à la surveillance généralisée » paraissaient bien petites.

Émilien Bernard & Clair Rivière

* Prénom modifié.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°201 (septembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Des fringues et des luttes ». Mais aussi : une analyse critique de l’instauration du passe sanitaire, le récit du meurtre d’un jeune Marseillais par la police, une interview féroce sur la politique municipale d’Éric Piolle à Grenoble...

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