Fragments d’une histoire genrée des vêtements

« La fabrique des apparences est politique »

Dès l’enfance, le vêtement détermine les normes des genres : aux filles, les jupettes roses ; aux garçons, les shorts bleus. Il est donc un reflet idéal des rapports de domination à diverses époques, ainsi qu’un enjeu majeur des luttes féministes. L’historienne Christine Bard, professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Angers et présidente de l’association Archives du féminisme, a ainsi publié en 2010 une histoire politique du pantalon et Ce que soulève la jupe : identités, transgressions, résistances, qui prolongeaient son essai sur Les Garçonnes — mode et fantasmes des Années folles, réédité cet automne chez Autrement. Entretien.

Les femmes portent des robes à fleurs roses, les mecs se fringuent comme des croque-morts : les normes vestimentaires en vigueur jusqu’aux années 1960, et les assignations de genre qu’elles supportent et prolongent jusqu’à nos jours, sont un phénomène relativement récent à l’échelle de l’histoire, reflet des bouleversements politiques et sociaux de la fin du XVIIIe siècle. Tel est du moins ce que montre l’historienne Christine Bard dans une histoire politique du pantalon (Seuil) et Ce que soulève la jupe (Autrement), tous deux parus en 2010.

Au commencement est un « Ancien Régime » vestimentaire où, si les hommes sont commis au vêtement fermé à l’entrejambe, plus pratique, et les femmes aux robes et jupons ouverts, moins moulants, les unes comme les autres sont autorisés à rechercher le plaisir et la fantaisie des couleurs, des formes et des textures. Avec la Révolution française, fini de rigoler, même un peu : la figure du « sans-culotte », c’est-à-dire de l’ouvrier en pantalon, symbolise la citoyenneté nouvellement acquise ; en même temps que les femmes sont privées de droits politiques, la loi leur interdit le port du pantalon. C’est que le citoyen respectable – prolo comme bourgeois – bosse au lieu de zoner dans les boutiques. Dès lors, le moindre écart à la norme est une transgression : rares sont les femmes qui se risquent à porter le pantalon, avec ou sans l’autorisation des condés, et encore plus rares, les hommes qui empruntent au vestiaire féminin. Le vêtement illustre donc à la perfection les rapports de domination en vigueur à différentes époques – raison pour laquelle nous avons demandé à Christine Bard1 de nous en dire un peu plus.

Les différentes vagues féministes coïncident, à chaque époque, avec des modes vestimentaires très différentes. Quel regard portent les mouvements féministes sur le vêtement ? Le port du pantalon, par exemple, fait-il consensus ?

« Les féminismes ont toujours été diversifiés. Plus ils sont radicaux, plus ils sont attirés par la critique de la norme vestimentaire et créateurs de propositions nouvelles. Pour la première vague [fin XIXe, début XXe siècle], on peut penser à Hubertine Auclert, Astié de Valsayre ou Madeleine Pelletier qui va, la première, théoriser la nécessité politique de la virilisation des femmes. Ces féministes s’approprient à des degrés divers la masculinité vestimentaire, jusqu’au pantalon, symbole le plus éclatant de la virilité et du pouvoir. Mais cela ne va pas de soi.

Ce qui fait débat, c’est ce que le psychologue anglais John Carl Flügel a appelé dans les années 1930 “la grande renonciation des hommes à la parure”. Les femmes doivent-elles les “imiter”, alors que la plupart ressentent la norme vestimentaire féminine comme un privilège esthétique, source d’un certain pouvoir et pourvoyeur de leur identité de genre ? La féministe républicaine Maria Deraismes dit préférer les couleurs des femmes à l’allure triste des “hommes en noir” du XIXe siècle.

Autre problème : déjouer le piège patriarcal qui définit le féminisme comme une pathologie de l’inversion des genres (masculinisation des femmes et féminisation des hommes). Une façon d’ignorer que la demande féministe porte, surtout lors de la première vague, avant tout sur l’égalité des droits. Aussi, de nombreuses féministes semblent jouer le jeu de la féminité tout en réclamant un autre statut pour les femmes. Elles veulent montrer que l’on peut être féministe et féminine. J’évoque là un temps dans l’histoire du féminisme où la notion de genre est encore peu présente. Pour beaucoup d’entre elles, le pantalon pour les femmes est une excentricité qui nuit à la cause. »

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le pantalon chez les femmes reste l’apanage de personnalités marginales, souvent issues des classes supérieures, qui transgressaient volontairement les codes. Comment ce choix s’est-il généralisé ?

« Par de nombreuses voies : le sport, la visibilité de l’homosexualité féminine, le travail féminin dans les usines, l’usine à rêves qu’est le cinéma (avec ses stars androgynes des années 1930), la mode cool du jean venue des États-Unis dans les années 1950, la décontraction balnéaire avec ses pantalons fluides de plage à la fin des années 1920, ses corsaires moulants dans les années 1950…

Ce qui est frappant, c’est la subite généralisation du port du pantalon dans les années 1960, car elle démontre à elle seule la dimension profondément politique de la fabrique des apparences. Dans le contexte de l’effervescence culturelle et politique des sixties, l’avènement du pantalon coïncide notamment avec le droit à la contraception (la pilule, entre autres). Mais aussi avec le port de la minijupe, et là, cela devient encore plus intéressant. C’est pourquoi, dans Ce que soulève la jupe, j’ai voulu analyser l’attachement d’une majorité de femmes à la liberté de choisir, le pantalon ou la jupe, le fermé ou l’ouvert, le long ou le court, couvrir ou montrer… »

Contrairement aux apparences, la liberté vestimentaire reste limitée aujourd’hui...

« On a l’impression que Mai 68 a dérégulé le système vestimentaire et ce n’est pas complètement faux. Les contraintes sont moins fortes, comme le montre la disparition du vêtement du dimanche, du vêtement de deuil, du vêtement pour femmes âgées. Mais les femmes paient cher cette “liberté” vestimentaire qu’elles chérissent et qui fut si difficilement acquise. Leurs choix sont toujours risqués, le plus souvent critiqués et limités par un fort contrôle social. Car derrière le vêtement : la sexualité. L’appropriation sociale du corps des femmes se fait selon des modalités diverses, directes ou indirectes, dans la famille ou dans la rue, ou encore dans les médias bien sûr.

Au travail aussi : je suis frappée par la persistance de l’uniforme jupe et talons que pas mal d’entreprises imposent à leurs employées. Bien qu’elles en aient le droit, c’est choquant, excluant, pénible et très sexiste. Les hommes salariés sont également soumis à des contraintes, dont je ne ferai pas l’équivalent de l’obligation du port d’un vêtement plus ou moins érotisant. Mais tout de même, l’interdiction des bermudas estivaux est, par exemple, à l’origine de plaintes aux prud’hommes et de plusieurs mouvements sociaux allant jusqu’à la grève ou à la protestation par le port de jupes2. Pour certains de ces protestataires, c’est une manière de dire que les femmes seraient privilégiées par une possibilité de choisir que les hommes n’ont pas. On a vu que ce n’est pas toujours le cas.

L’histoire de la jupe masculine est d’ailleurs un révélateur intéressant des rapports de genre et sans doute annonciateur de transformations à venir. Dans les récits des porteurs de jupes, on voit par ordre croissant de difficulté quels sont les espaces sociaux dans lesquels ils évoluent : l’espace intime, en solo, puis en couple, en famille, puis le cercle amical, enfin les sorties dans la rue. Ce qui résiste, le bastion le plus normatif, c’est le monde du travail. Défendre le droit des hommes à porter la jupe est pour moi complètement dans la logique du combat féministe. »

Dans une interview, Virginie Despentes disait que « les mecs sont vachement lents sur des trucs extrêmement simples : ils sont extrêmement lents à porter des jupes, extrêmement lents à se maquiller, extrêmement lents à se vernir les ongles... » Partagez-vous ce constat ? Comment l’expliquer ?

« Je le dis avec mes mots d’historienne depuis longtemps : les hommes, avec leur costume, sont englués dans un XIXe siècle bourgeois qui semble interminable. Ils ont renoncé, sauf dans certaines marges et subcultures, à des formes d’érotisation du corps jugées féminines et féminisantes. C’est bien sûr la dévirilisation en tant que perte de pouvoir symbolique qui les retient. Une certaine peur aussi dans une société qui demeure très normative sur le genre et la sexualité. Pourtant, l’égalité passe par le partage du travail de la séduction et de l’érotisation des apparences.

Des essayistes féministes, comme Mona Chollet dans Beauté fatale3, insistent – à juste titre – sur les aspects oppressifs de nos pratiques. Moi, ce que je veux souligner, aussi, c’est le besoin humain de parure. On s’accorde à dire que le vêtement a trois fonctions : parure, pudeur et protection. Nous en avons tous besoin, mais sous quelles formes ? Les années 1960- 1970 étaient riches d’utopies qui se voulaient libératrices ; elles ont en partie repensé les dosages, contesté l’injonction à la pudeur… Qu’allons-nous être capables d’inventer aujourd’hui, en intégrant par exemple la dimension écologique ? Pour concrétiser la liberté et l’égalité sur le plan vestimentaire, sans modèle unique, mais au contraire, en défendant l’amour de la diversité ? Quelle sera la politique vestimentaire des personnes se définissant comme non binaires ? La mode non genrée semble progresser, mais il me semble qu’elle relève surtout pour le moment de l’étiquetage commercial. Sur le plan formel, rien de nouveau. Mais cela viendra, forcément, puisque le système vestimentaire de genre est l’expression de notre système de genre. »

Depuis plus de dix ans, chaque fashion week voit annoncer l’adoption prochaine du vestiaire féminin par les hommes, à commencer par la jupe. Dans les faits, à part un frémissement en faveur du crop top masculin, les évolutions sont lentes. La haute couture a-t-elle un rôle à jouer dans la transformation des pratiques ?

« Les défilés, les mannequins, les couturiers et couturières, les magazines de mode jouent un rôle dans le changement. Le système de la mode est très puissant et prescripteur. Il est aussi attentif à de nouvelles tendances et n’est pas totalement indifférent aux enjeux de transformation politique tels que le féminisme, la défense des minorités de genre, l’écologie. Il représente un pouvoir considérable affectant nos vies et il est bien légitime de lui adresser des critiques.

Mais les forces du changement sont aussi du côté des marges et des jeunes, depuis le XXe siècle. Un changement vestimentaire majeur ne se produit jamais seul. Une nouvelle configuration des rapports de genre produira forcément de nouvelles manières de s’habiller. Cela se fera dans un cadre mondialisé très différent du cadre ancien de production des normes. Mais on ne pourra pas faire table rase du passé pour autant : il est inscrit en nous, pour le meilleur et pour le pire. »

Propos recueillis par Laurent Perez

1 Qui revient sur l’ensemble de sa trajectoire dans un recueil d’entretiens paru ce printemps aux Puf, Mon genre d’histoire.

2 En juin 2017, en pleine canicule, des chauffeurs de bus nantais se présentent à l’embauche en jupe pour protester contre l’interdiction du port du bermuda. Ils obtiennent gain de cause, de même que les deux chauffeurs de Forbach (Moselle) qui les imitent quelques jours plus tard. Leur exemple est régulièrement imité depuis, en période de forte chaleur.

3 Sous-titré « Les nouveaux visages d’une aliénation féminine » et paru en 2012 chez Zones.

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CQFD n°201 (septembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Des fringues et des luttes ». Mais aussi : une analyse critique de l’instauration du passe sanitaire, le récit du meurtre d’un jeune Marseillais par la police, une interview féroce sur la politique municipale d’Éric Piolle à Grenoble...

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