Dossier

Les habits de la révolte

Politique, l’art de la sape ? Oui. Et pas qu’un peu. Outil d’affirmation de soi et de construction identitaire, symbole d’appartenance communautaire, marqueur social, objet de domination et sujet de luttes émancipatrices, le vêtement est tout ça à la fois et plus encore. Dans son dossier de septembre, CQFD explore quelques liens unissant les fringues aux mouvements qui contestent le pouvoir en place et/ou l’ordre établi.
Par Maïda Chavak

Des pompes de luxe peuvent-elles servir une cause ? Fondatrice du comité Adama, du nom de son frère mort en 2016 après avoir été interpellé par des gendarmes, Assa Traoré considère vraisemblablement que oui. En juin 2021, la militante antiraciste poste sur Facebook une photo d’elle posant poing levé et paire de Louboutin aux pieds. Le contexte ? Dans le cadre d’une collection « capsule1 » intitulée « Walk a Mile in My Shoes » (traduisible par « Mets-toi un instant à ma place »), le chausseur de luxe a sollicité 200 personnalités « sensibles aux problématiques de justice sociale » pour faire la pub de sa collection dont les recettes doivent être reversées « à cinq organisations à but non lucratif luttant contre les discriminations2 ». Il n’en faut pas plus pour embraser la Toile, l’affaire suscitant de vives réactions dans le camp des détracteurs de la militante, perfusés au mépris de classe. Pour eux, « il est insupportable qu’une femme des quartiers populaires soit associée au luxe », analyse la militante antiraciste Rokhaya Diallo. Mais la polémique enfle aussi parmi les soutiens historiques du combat d’Assa Traoré qui ne souscrivent pas à cette collusion entre industrie du luxe et lutte antiraciste, estimant (à juste titre) qu’il serait de bon ton d’articuler cette dernière avec une critique féroce du capitalisme. Capitalisme dans lequel Christian Louboutin, avec ses chaussures à plus de 600 €, se vautre sans complexe aucun.

Ce n’est pas la première fois qu’une figure des luttes s’associe au monde de la mode dans l’idée de jeter un peu de lumière sur le combat qu’elle mène. Fin 2020, le philosophe trans Paul B. Preciado prêtait son image au géant du luxe Gucci dans un ersatz de spot publicitaire faisant la part belle aux corps non binaires. L’argument de Preciado ? « C’est parce que les vêtements sont un lieu central de la construction du genre et de la sexualité qu’il me semble important d’être en dialogue avec l’industrie de la mode.3 » Certes, mais des questions se posent, estiment les auteurs d’un article publié sur Lundi matin : « Sans nier la sincère tentative de Preciado d’accroître la visibilité des corps trans et non binaires, et des discours et pratiques subjectives dissidentes, on peut douter de la portée qu’une telle intervention peut avoir alors qu’elle s’enracine dans un “décor agencé pour la jouissance des élites” qui a pour conditions matérielles l’appropriation, l’exploitation et la destruction ».4

Sur un tout autre terrain, celui de la rue, les sapes se muent parfois en de convaincantes armes politiques. L’un des exemples les plus éloquents ? En février dernier, les Birmanes se mobilisent en masse contre un coup d’État militaire. Se saisissant d’un mythe patriarcal professant que passer sous les vêtements d’une femme risque de faire perdre de la puissance virile à un homme, les manifestantes accrochent leurs jupes traditionnelles sur des cordes à linge au milieu de la rue pour ralentir l’avancée des tanks. Et ça marche !

En France, si dernièrement une fringue a réussi à donner des sueurs froides à l’État, c’est bien le gilet jaune. À l’origine obligatoire dans chaque voiture, il est devenu à l’automne 2018 le signe de ralliement d’une certaine France d’« en bas », contribuant à façonner la cohésion du mouvement ainsi qu’à accentuer cette impression de déferlement d’une vague fluo. Preuve de sa force de frappe, le vêtement a inquiété jusqu’aux directions des usines : dans certaines d’entre elles, craignant que la contestation atteigne leurs rangs, les patrons ont remplacé l’obligation du port du gilet jaune par celui du chasuble orange ou vert fluorescent.

Même terrain de jeu, autre fringue : la cagoule, incontournable de la panoplie des black blocs dont l’utilité en manifestation a fait ses preuves. À tel point que son usage a fait l’objet, en 2019, d’une loi « anticasseurs » stipulant que « le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement, totalement ou partiellement, son visage afin de ne pas être identifiée, est considéré comme un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende ». L’obligation du port du masque pendant les mobilisations des mois suivant le premier confinement aura, à cet égard, fait sourire. Dans le même temps, il fallait s’y attendre, la pandémie s’est révélée une aubaine pour les entreprises cherchant à développer des systèmes de reconnaissance faciale permettant d’identifier un individu cagoulé...

Dans un autre style mais tout aussi intéressant dans la façon dont il inquiète le pouvoir, le triptyque survêt’/casquette/capuche fait son petit effet. Intimement lié dans l’imaginaire à une jeunesse des banlieues que l’État peine à tenir en laisse, il jouerait un certain rôle dans les contrôles au faciès : selon une étude de 2012, parmi les vêtements provoquant « le plus de contrôles, la palme [revient] – dans l’ordre – à la casquette, au jogging et à la fameuse capuche. La combinaison gagnante de ces trois éléments […] multiplie par cinq la probabilité d’avoir été contrôlé au cours des douze derniers mois5 ».

Au crépuscule des années 1950, une autre jeunesse déshéritée faisait déjà trembler les partisans de l’ordre : les Blousons noirs. L’expression fut « lancée par la presse à l’été 1959 pour désigner quelques bandes de jeunes soudain devenus un phénomène de société et un grand sujet d’anxiété. […] une fois désignés, ces jeunes – ouvriers le plus souvent – finissent par accepter la formule qui leur confère une symbolique identitaire et se revêtent des attributs vestimentaires qu’elle tend à leur assigner6 ». Un retournement du stigmate négocié en beauté par ces jeunes prolos privés de leur juste part du gâteau des Trente Glorieuses.

Impossible de parler de la dimension contestataire du vêtement sans évoquer celui porté par les femmes. Trop couvrant ou pas assez, le vêtement « féminin » fait jaser dans l’Hexagone jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir. « À l’école, je suis plutôt “tenue décente exigée” », déclarait le président de la République dans une interview au magazine Elle en juillet dernier. Pour lui, « tout ce qui vous renvoie à une identité, une volonté de choquer ou d’exister, n’a pas sa place à l’école ». Si, d’après Emmanuel Macron, cela vaudrait « aussi bien pour les filles que pour les garçons », force est de constater que seules les tenues des premières sont scrutées à la loupe. Une saillie équivalente du ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer parlant de « tenue républicaine » exigée à l’école avait, en septembre 2020, donné lieu à une journée de mobilisation dans les établissements scolaires : rassemblées derrière le hashtag #14septembre, de nombreuses lycéennes et collégiennes s’étaient pointées au bahut vêtues comme ça leur chantait. Reste qu’on se demande en quoi un nombril d’adolescente de 14 ans en crop top peut représenter une quelconque menace pour « l’ordre républicain ».

Enfin, difficile de penser à transformer les fringues en arsenal de lutte, sans se pencher un instant sur les conditions dans lesquelles elles sont fabriquées, des ateliers de misère asiatiques aux camps d’internement d’Ouïghours en passant par les prisons7 dans lesquelles les détenus charbonnent pour trois fois rien au profit d’une industrie de la mode qui elle, se gave. Si beaucoup de ces forçats sont réduits au silence, d’autres parviennent parfois à faire entendre leur voix : en janvier 2019, des milliers d’ouvriers et ouvrières des ateliers de textile du Bangladesh – qui fournissent la came des plus grandes enseignes mondiales – avaient débrayé pour réclamer de meilleurs salaires. Car si les modes passent, l’exploitation reste. ■

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Cet article a été publié dans

CQFD n°201 (septembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Des fringues et des luttes ». Mais aussi : une analyse critique de l’instauration du passe sanitaire, le récit du meurtre d’un jeune Marseillais par la police, une interview féroce sur la politique municipale d’Éric Piolle à Grenoble...

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