Tissu révolutionnaire, junte dans la galère
En Birmanie, des pagnes contre les tanks
Le 1er février dernier, la Tatmadaw, toute-puissante armée birmane, invalidait les élections législatives de novembre 2020 où ses partisans venaient de prendre une sacrée dérouillée. En parallèle, elle arrêtait les leaders du mouvement démocratique – dont « la Dame », Aung San Suu Kyi, Première ministre de facto depuis 2016 – et déclarait l’état d’urgence. Un putsch surprenant : la guerre civile permanente qui oppose l’État central à plusieurs minorités ethniques depuis l’indépendance du pays en 1948 garantissait de toute façon aux militaires de rester au centre du pouvoir malgré la relative démocratisation des dix dernières années. La Constitution de 2008 leur réservait d’ailleurs un quart des sièges au Parlement. Qu’importe : probablement sûre de sa légitimité, l’armée, colonne vertébrale historique de l’État birman1, a préféré le coup d’État au trucage d’élections. Outre l’envie d’en finir un bon coup avec la minorité musulmane des Rohingyas, allègrement persécutée avec le soutien tacite d’Aung San Suu Kyi, des intérêts économiques colossaux sont en jeu, du trafic de jade2 aux projets d’infrastructures menés par de grands groupes occidentaux ou chinois, sur lesquels les galonnés perçoivent allègrement leur dîme.
Mais côté rue, comme à l’époque du mouvement pro-démocratie de 1988, la jeunesse birmane a dit merde, rejoignant – et ça, c’est nouveau – les minorités en lutte. Très vite, au cœur de l’hiver, la contestation s’arme du vêtement emblématique de la Birmanie : le longyi. Importé d’Inde à l’époque de la colonisation anglaise, encouragé par les juntes successives contre le port du pantalon (symbole de l’Occident honni), le longyi est une sorte de jupe nouée à la taille, qui se porte aussi parfois en turban. Il se décline en version féminine (htamein) et masculine (paso). Son motif et ses couleurs permettent généralement de reconnaître à quelle ethnie appartient celui ou celle qui le porte. Aussi, quand, en février dernier, les manifestantes et manifestants commencent à brandir leurs longyi en étendard face à l’armée dans les rues de Rangoun, le message est clair : les minorités sont là. Les Kachins avec leurs motifs à losanges, les Môns avec leurs tissus unis, les Karens avec leur bande de couleur sur fond uni. Comme souvent dans l’histoire birmane – par exemple pendant la lutte contre le colonisateur britannique –, les femmes sont très actives dans la contestation, et leurs htamein deviennent des instruments de choix pour faire ralentir les tanks.
C’est la rançon du patriarcat, explique Claude Delachet-Guillon, spécialiste de la Birmanie. La tradition locale suppose les femmes dépourvues de la qualité du phòn, mélange d’énergie, de respectabilité et de valeur morale, et les décrit comme faibles, fourbes et lubriques – et donc inaptes à exercer des charges publiques. Mais leur sexe, « considéré comme impur », peut aussi devenir une arme : en passant sous une femme ou un vêtement de femme, un homme risquerait de perdre son phòn3.
Pour arrêter les chars de l’armée, rien de plus simple, donc, que de tendre des htamein sur des cordes à linge en travers des avenues. La combine, diffusée sur les réseaux sociaux, se répand rapidement dans tout le pays, avec le coup de main d’artistes militant·es et des mouvements féministes en plein essor depuis dix ans4. Partout, la même scène se reproduit : les soldats hésitent, marronnent, finissent par descendre de leur tourelle pour décrocher, très prudemment, les htamein – laissant aux insurgé·es le temps de se carapater. La sauce prend. Après la « révolution safran » des moines en 2007, le mouvement de 2021 sera la « révolution du htamein ». Les femmes en rajoutent une couche, en suspendant des serviettes hygiéniques dans les rues ; le 8 mars, certains hommes enfoncent la porte et adoptent le htamein5. Six mois plus tard, après plus de mille morts et des milliers de manifestantes et manifestants arrêtés, torturés, violés ou disparus, la terreur règne – mais le combat continue.
Document militant anonyme. En haut est écrit : « Ligne de défense anti-chiens ». « Chien » (khwei) est apparu ce printemps dans l’argot des manifestations afin de désigner les policiers et les militaires,par analogie avec les nuisances causées par les chiens errants et malgré les protestations des rares animalistes birmans. L’inscription en bas à gauche se traduit par « Révolution du printemps 2021 ».
Document militant anonyme. En « première ligne », de gauche à droite, on reconnaît des htamein chin, bamar (ethnie birmane majoritaire), commun à toutes les ethnies, arakanais et, de nouveau, bamar. En « deuxième ligne », une ribambelle de serviettes hygiéniques.
1 Renaud Egreteau, Histoire de la Birmanie contemporaine – Le Pays des prétoriens, Fayard, 2010.
2 « En Birmanie, les profits meurtriers du jade », Mediapart (29/06/2021).
3 « La Birmanie côté femme », issu de l’ouvrage Birmanie contemporaine, publié en 2008 par l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine.
4 « La Révolution des femmes : que signifie le coup d’État pour l’égalité hommes-femmes en Birmanie ? », Equal Times (7/05/2021).
5 « Birmanie : les jupes traditionnelles des femmes, nouvel étendard du mouvement antijunte », France 24 / Les Observateurs (24/04/2021).
Cet article a été publié dans
CQFD n°201 (septembre 2021)
Dans ce numéro, un dossier « Des fringues et des luttes ». Mais aussi : une analyse critique de l’instauration du passe sanitaire, le récit du meurtre d’un jeune Marseillais par la police, une interview féroce sur la politique municipale d’Éric Piolle à Grenoble...
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Paru dans CQFD n°201 (septembre 2021)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 17.09.2021
Dans CQFD n°201 (septembre 2021)
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